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Mona Chollet – Sorcières

Dans la lignée de ses deux précédents ouvrages, Chez soi (éd. Zones, 2015) et Beauté fatale (éd. Zones, 2012), Mona Chollet explore dans ce nouveau livre les représentations qui structurent nos imaginaires – politiques, culturels, symboliques, sociaux – et la place qu’y occupent plus précisément les femmes.

Nourri de multiples références et travaux allant de la sociologie et de l’Histoire à la pop-culture, en passant par le cinéma et – bien sûr – la littérature, Sorcières s’intéresse aux héritages contemporains des chasses aux sorcières qui émaillèrent les XVIé et XVIIé siècles en Occident. Dans une introduction foisonnante, sous forme de rappel historique à la réalité que furent ces procès et massacres de masse, elle dresse un bilan historiographique, insistant sur le caractère misogyne de ces violences et surtout le caractère tardif de sa reconnaissance, par les chercheurs, comme émanation du sexisme des sociétés occidentales modernes, alors en pleine transformation.

« En s’emparant de l’histoire des femmes accusées de sorcellerie, les féministes occidentales ont à la fois perpétué leur subversion – qu’elle ait été délibérée ou pas – et revendiqué, par défi, la puissance terrifiante que leur prêtaient les juges. « Nous sommes les petites-filles des sorcières que vous n’avez pas réussi à brûler », dit un slogan célèbre ; ou, en Italie, dans les années 1970 : « Tremblez, tremblez, les sorcières sont revenues ! » (Tremate, tremate, le streghe son tornate !). Elles ont aussi réclamé justice, en luttant contre le traitement léger et édulcoré de cette histoire. »

Il ne faudrait pas se méprendre sur la nature du livre de Mona Chollet, qui n’est nullement une publication scientifique établissant, avec une rigueur méthodique, une continuité entre des faits historiques et des formes contemporaines du sexisme et de l’idéologie patriarcale. En tout cas, les critiques qui iraient dans ce sens pour tenter de disqualifier la portée et l’intérêt de ce livre manqueraient leur cible. Déjà, à aucun moment, Mona Chollet ne fait état d’aucune prétention à l’objectivité : la manière dont elle s’empare du sujet,  en y mêlant explicitement son point de vue subjectif, en n’hésitant pas à rappeler “d’où” elle s’exprime, annonce clairement la couleur et désamorce toute velléité scientifique de son propos.

Même si elle s’appuie largement sur l’ouvrage de la philosophe Silvia Federici, Caliban et la sorcière. Femmes, corps et accumulation primitive (éd. Entremonde, 1998), reprenant à son compte la thèse selon laquelle la kabbale menée contre ces femmes accusées de sorcellerie était consubstantielle à la mise en place du système capitaliste moderne et à ses structures patriarcales, les liens établis par Mona Chollet entre les « sorcières », c’est-à-dire les femmes objet des persécutions perpétrées durant les Chasses, et les représentations examinées dans l’ouvrage, sont plutôt de l’ordre de la résonance, de l’analogie – et de la réappropriation subjectivante.

« […] quand il s’agit de faire sienne la force de quelqu’un, le contact avec une image, une pensée, peut suffire à produire des effets spectaculaires. Dans cette façon qu’ont les femmes de se tendre la main, de se faire la courte échelle – de façon délibérée ou à leur insu –, on peut voir le contraire parfait de la logique du « plein la vue » qui régit les rubriques people et d’innombrables fils Instagram : non pas l’entretien d’une illusion de vie parfaite, propre uniquement à susciter l’envie et la frustration, voire la haine de soi et le désespoir, mais une invite généreuse, qui permet une identification constructive, stimulante, sans tricher avec les failles et les faiblesses. […] Elle montre qu’il est possible d’exister et de s’épanouir en dehors d’eux et que, contrairement à ce dont veut nous persuader un discours subtilement intimidateur, la damnation ne nous attend pas au coin du bois dès que nous nous écartons du droit chemin. »

Quatre grandes thématiques font ainsi l’objet de développements fournis : la femme indépendante, la femme qui ne veut pas d’enfants, la femme vieillissante, et le rapport entre femmes et savoir. A chaque fois, Mona Chollet s’y empare des figures repoussoirs dont les sorcières auraient été, en quelque sorte, les pionnières, pour en déployer le caractère construit et instrumentalisé. Ainsi, l’indépendance des femmes, en étant incarnée quasi exclusivement par la célèbre « vieille fille », ou « célibataire à chats », facilite l’intériorisation par les femmes de l’injonction à se caser à tout prix. Aucune menace n’est plus puissante, pour les sommer à rentrer dans le rang, que celle de ressembler à l’une de ces images pitoyables de femmes ayant « échoué » à trouver un conjoint, suscitant le rire et la pitié, et dont sont abreuvés les imaginaires collectifs.

Et l’autrice, alors, d’inverser la perspective. De démontrer le caractère subversif, rebelle, de cette figure, pour la transmuer (dans une opération qu’elle emprunte à une forme très personnelle de « sorcellerie », mais, au fond, plus proche des prises de conscience propres à la sociologie critique que de la pensée magique) en une inspiration possible. Une inspiration dont elle égraine les avatars, femmes réelles ou fictives, à l’existence désirable et légitime, susceptibles par leurs seules existences de guider et de restaurer, pour celles qui reconnaîtront au travers d’elles, une reconnaissance, une aspiration et une solidarité nouvelle.

« Aller débusquer, dans les strates d’images et de discours accumulés, ce que nous prenons pour des vérités immuables, mettre en évidence le caractère arbitraire et contingent des représentations qui nous emprisonnent à notre insu et leur en substituer d’autres, qui nous permettent d’exister pleinement et nous enveloppent d’approbation : voilà une forme de sorcellerie à laquelle je serais heureuse de m’exercer jusqu’à la fin de mes jours. »

L’autrice explique, dans des interviews qu’elles a données au sujet de Sorcières (notamment au micro de Lauren Bastide, La Poudre du 11 octobre 2018), que son intention première était d’aborder des sujets tels que le rapport des femmes à leur propre vieillissement, et sa perception par la société – des sujets déjà entrevus dans ses précédents travaux, mais qu’elle souhaitait approfondir. La thématique de la sorcellerie s’est imposée, pour ainsi dire, a posteriori, comme le lien réunissant tous ces questionnements – une synthèse fournissant un éclairage tout à la fois historique et d’actualité. De là, peut-être, l’impression de moindre nécessité interne, par rapport à un ouvrage comme Beauté Fatale, où la démonstration, condensée autour d’une thèse forte, gagnait sans doute par là-même en force de frappe, tant théorique que politique.

On peut considérer qu’il s’agit là d’une limite de l’ouvrage. Et si l’on peut déceler quelques faiblesses et approximations dans l’argumentation, ou ressentir à la lecture un certain déséquilibre entre les différentes parties, elles me paraissent bien moins dues à un manque de rigueur ou de documentation de la part de l’autrice, qu’à la structure initiale du texte.

 

Goya, Le sabbat des sorcières

Francisco de Goya, Le Sabbat des sorcières, Museo Lázaro Galdiano, Madrid, 1797-98

 

Si Sorcières n’est donc pas exempt de défauts, il n’en demeure pas moins un texte très réjouissant, où l’on retrouve en bonne partie ce qui pouvait nous enthousiasmer dans les précédents ouvrages.

A commencer par la très riche bibliographie, qui constitue à elle seule l’un des aspects les plus passionnants de l’essai. A cet égard, les multiples notes de bas de page témoignent de l’application mise par l’autrice à citer ses sources avec assiduité, révélant par là-même toute l’humilité de sa démarche intellectuelle. Les lectrices et lecteurs “coutumier.e.s” de la prose de Mona Chollet retrouveront d’ailleurs avec plaisir ce que d’autres auront la chance de découvrir : refermer le livre (ou tourner chaque page) avec, en tête, une abondante liste d’ouvrages, de films, des noms d’auteur-ices à découvrir ou redécouvrir absolument, et une appétence générale pour tout ce qui pourra leur permettre d’approfondir le sujet.

On pourra par exemple, avec profit, aller se plonger dans la collection du même titre, “Sorcières”, des éditions Cambourakis, tout particulièrement les travaux de Barabara Ehrenreich et Deirdre English sur la médicalisation progressive du corps des femmes à travers l’Histoire, et la relégation de leur savoir hors du domaine de la science médicale (Barabara Ehrenreich et Deirdre English, Sorcières, sages-femmes & infirmières. Une histoire des femmes soignantes, éd. Cambourakis, 2015 ; Fragiles ou contagieuses. Le pouvoir médical et le corps des femmes, éd. Cambourakis, 2016) ; ou encore, dans les essais et articles de l’écrivaine féministe Gloria Steinem,  que cite fréquemment Mona Chollet (Gloria Steinem, Actions scandaleuses et rébellions quotidiennes, éd. du Portrait, 2018).

« A contrario, les femmes apprennent à rêver de « romance » – davantage que d’« amour », selon la distinction établie par Gloria Steinem : « Plus une culture est patriarcale et polarisée en termes de genre, plus elle valorise la romance », écrit-elle. Au lieu de développer en soi toute la palette des qualités humaines, on se contente de la palette de celles qui sont dites féminines ou masculines, en cherchant sa complétude à travers l’autre, dans des relations superficielles vécues sur le mode de l’addiction. Et les femmes y sont davantage vulnérables : « Dans la mesure où la plupart des qualités humaines sont étiquetées “masculines”, et où seules quelques-unes sont “féminines”, elles ont un plus grand besoin de projeter des parts vitales d’elles-mêmes sur un autre être humain. » […]  »

Ensuite, le succès du livre depuis sa sortie en librairie, même s’il serait illusoire de penser qu’il gage de la qualité d’un ouvrage, conforte néanmoins dans l’idée que Sorcières est un livre capable de toucher un large public de lectrices – et de lecteurs -, et d’accompagner avec pertinence cet intérêt croissant du lectorat pour les questions de genre, de féminisme – et même, pour la critique sociale du capitalisme qui s’y adjoint.

Last but not least, il y a la plume de Mona Chollet qui, pour reprendre les catégories de Pascal, incarne une parfaite combinaison entre esprit de synthèse et esprit d’analyse. On y trouve une manière de problématiser les choses dans leur généralité, en en éprouvant toute la complexité, et de les exemplifier par des développements observateurs et fins.

Elle soulève des problèmes et des concepts philosophiques, abordant par exemple la question de l’essentialisme, qui reste un débat au coeur de l’éco-féminisme (qui est abordé au titre des formes contemporaines de “sorcellerie”). Et en même temps, humour, auto-dérision et anecdotes personnelles abondent volontiers, contribuant à établir un rapport de forte connivence entre écrivaine et lecteur/ice – un trait qui semble, d’ouvrage en ouvrage, se confirmer comme une “marque de fabrique” de l’autrice. De même, l’attention portée aux propos et représentations de ses contemporains directs, qui transpirent des revues, articles en ligne ou de saillies sur les réseaux sociaux, renforce cette impression de vivacité dans le discours, de la part d’une autrice qui ne se place pas particulièrement en surplomb par rapport à ses lecteurs/ices.

« Par bien des aspects, je suis stupide.

En toutes circonstances, et depuis toujours, s’il s’agit de poser une question idiote, ou de faire une réponse totalement à côté de la plaque à une question, ou de formuler un commentaire absurde, à tous les coups je suis la femme de la situation. Il m’arrive de surprendre un regard incrédule posé sur moi et de deviner ce que cette personne est en train de se dire : « Pourtant, il paraît qu’elle écrit des livres… » ou : « La vache, ils engagent vraiment n’importe qui, au Monde diplomatique… » […] »

Peut-être, du fait d’un équilibre plus difficile à trouver sur le fond, de questions que l’on aurait aimé voir poussées plus loin, cette alchimie opère-t-elle un peu moins dans Sorcières ? Quoiqu’il en soit, le nouvel essai de Mona Chollet se lit avec un plaisir et un intérêt non dissimulés : parce qu’il ouvre des perspectives historiques, qu’il communique l’immense curiosité intellectuelle de son autrice, mais aussi parce qu’il mise, avec beaucoup d’intelligence et une sensibilité assumée, sur la conviction que le partage de connaissances théoriques et d’expériences de vie peut conduire les femmes à se libérer des carcans produits par des siècles d’aliénation et de mise en minorité.

Mona Chollet, Sorcières

 

Sorcières. La puissance invaincue des femmes, Mona Chollet

Editions ZONES, 2018

 

Anne.

 

À propos Anne

Chroniqueuse

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