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Pierre Barrault : “Dire des choses invraisemblables sur le ton de l’évidence”

Pierre Barrault est un auteur singulier. Son univers au bord de l’absurde, à cheval sur plusieurs réalités, est une réjouissance et une invitation à l’imagination. Son dernier roman, Catastrophes, vient tout juste de sortir aux éditions Quidam (vous pouvez retrouver ici mon compte-rendu de lecture). L’occasion de rencontrer l’auteur et de le questionner sur son rapport au monde, ses influences et sa perception du réel.

Alexandre : Depuis des décennies, peut-être même des siècles, le roman s’évertue à rendre compte du réel, à l’imiter, à l’explorer. Votre démarche semble, à l’inverse, vouloir se détacher du réel, créer autre chose. Qu’en est-il exactement ?

Pierre Barrault : Je ne sais pas si l’on peut dire que le roman s’évertue à quoi que ce soit, mais il est clair que rendre compte du réel n’est pas ce qui m’intéresse. C’est même une façon de parler qui me laisse pour le moins sceptique. « Écrire le réel », qu’est-ce que ça veut dire exactement ? Qu’est-ce que le réel ? Qu’est-ce que la réalité ? Je crois que toute réalité est une fiction et que la réalité n’existe pas. Ce que l’on a coutume d’imposer comme étant le réel ou bien la réalité me paraît très relatif. Je crois que cette impression de détachement par rapport au réel que l’on peut avoir en lisant mes livres tient autant à ma manière de concevoir la cohérence et la structure du récit qu’au contenu des histoires que je raconte. « Créer autre chose », dites-vous. C’est une idée qui me plaît bien. Aller là où ça n’existe pas, pourrait-on dire aussi. Je crois que c’est étroitement lié à mon projet d’écriture. C’est vrai dans mon rapport à la réalité comme dans mon rapport au récit. J’écris comme je perçois les informations qui parviennent à moi, comme je les reçois : c’est troué, non-linéaire, à première vue incohérent, flou, fuyant, souvent même délirant, mais cela n’est vrai que parce que l’on se réfère finalement toujours au sens commun, même en cherchant à lui échapper, même en lui faisant subir toutes les transformations possibles, il est toujours là, quelque part, et le décalage opère alors. Je pourrais dire aussi que je fais le moins possible appel à la raison quand j’écris.

Adrien : Mais il me semble, bien que vous dîtes ne pas concevoir de rapport au réel, que vos livres ne sont pas des lieux où l’on se perd. Ce ne sont pas des livres où nous n’avons aucune prise mais plutôt des détournements de notre perception. Est-ce que la seule réalité ne se trouve pas dans l’écriture même ?

Pierre Barrault : Je crois qu’il y a des prises, oui. Des repères. Mes livres sont assez simples, en fait. On ne se perd pas dans leur lecture car je ne cherche pas à perdre celles et ceux qui les lisent. Je cherche plutôt à les emmener ailleurs en leur faisant prendre des chemins cachés. Il me semble que je confronte des idées aberrantes avec une forme claire, fluide, évidente, ou plutôt faussement évidente. De là vient aussi le décalage dont je parlais. Et la drôlerie, aussi. Dire des choses invraisemblables sur le ton de l’évidence, voilà quelque chose qui m’intéresse toujours et m’amuse follement. Et il y a bien entendu détournement. Détournement, retournement, transformation. Je ne dis pas qu’il n’y a pas de rapport avec la réalité. La réalité m’intéresse dans ce qu’elle a de profondément relatif et incertain. C’est à partir de cela que je travaille. J’aime aussi l’idée de géométrie non euclidienne, ou d’univers à géométrie variable, ou d’indétermination. Je crois que tout est très indéterminé dans mes livres. Les règles, ou plutôt les lois, ont été posées dans Clonck et ses dysfonctionnements. Elles sont ensuite à l’œuvre dans L’aide à l’emploi et dans Catastrophes. Je ne me pose d’ailleurs plus tellement la question du rapport que mon écriture entretient avec la réalité. C’est là, maintenant. J’avance et j’explore en partant de là. Ça peut ressembler à un terrain de jeu. J’ai l’impression que tous mes livres n’en font qu’un et que ce livre suit une logique qui lui est propre.

clonck pierre barrault couverture louise bottuAlexandre : « Les règles, dites-vous, ou plutôt les lois, ont été posées dans Clonck et ses dysfonctionnements. » S’il y a des règles et des lois dans vos romans, qui obéissent à une forme de distorsion (ou détournement ou retournement) de la réalité, cela signifie-t-il qu’il est faux de parler d’absurde à propos de votre œuvre ?

Pierre Barrault : Je ne sais pas comment la qualifier. J’avoue ne pas me dire : « Tiens, je vais faire de l’absurde. » Ou encore : « Bon, qu’est-ce que je pourrais faire pour que ce soit absurde ? » Le mot est très souvent prononcé quand on parle de mes livres. Je ne vais évidemment pas m’en offusquer. Ce serait ridicule. D’autant que je comprends où l’on veut en venir en disant cela. Après je suis moyennement d’accord. On parle aussi parfois de non-sens. Pourquoi pas. J’aime bien. Cela me fait penser au « nonsense » de Lewis Carroll ou des Monty Python qui a sans doute beaucoup compté pour moi. Ce que je crois, c’est que je ne fais pas de l’absurde au premier degré, ce n’est pas non plus ce qui m’intéresse.

Adrien : Dans Catastrophes, vous semblez vous attacher à une réalité bien plus concrète. Le narrateur semble être votre double et les éléments qui composent les textes sont issus de figures connues (je pense notamment à Beaupréau, à François Berléand ou encore à Frédéric Lopez). Est-ce que Catastrophes se situe dans une autre catégorie que vos précédents romans ?

Pierre Barrault : Je pense que Catastrophes s’inscrit dans une continuité logique, après Clonck et L’aide à l’emploi. On y retrouve d’ailleurs des éléments de ces deux livres. Dans chacun de mes livres, on retrouve des éléments du ou des précédents. C’est en ça aussi que je crois qu’il s’agit finalement toujours d’un seul et même livre. Mais oui, vous avez raison, l’intrigue de Catastrophes se déroule dans un contexte plus familier, plus accessible, moins ouvertement fou et aberrant. C’était une envie de confronter les lois auxquelles obéit mon univers créatif avec des éléments plus ordinaires, plus communs, plus ancrés dans le réel, parfois même autobiographiques, avec des références à une forme de culture populaire aussi.l'aide à l'emploi pierre barrault louise bottu

Alexandre : Vous semblez beaucoup vous intéresser aux sciences physiques. Y cherchez-vous des réponses sur des mondes possibles dans les distorsions ou bien est-ce simplement une source d’inspiration comme une autre ?

Pierre Barrault : Ce n’est pas une source d’inspiration comme une autre, je le constate bien. Des mondes possibles, oui. J’aime beaucoup l’idée. Je ne vais pas le cacher, mes sources d’inspiration sont, au départ, cinématographiques, ensuite celles d’une littérature insolite, rocambolesque ou surréaliste, avec un humour un peu dingue et permanent. La lecture compulsive de Michaux, de Bettencourt et un peu plus tard de Chevillard a été une influence considérable pour l’écriture de Tardigrade, mon premier livre, qui tient parfois presque de l’exercice de style ou du pastiche, bourré de références, avec une recherche de la singularité, une tentative de trouver ma propre voix au milieu de tout cela. Après, il fallait aller plus loin et il se trouve que c’est en entreprenant l’écriture de mon second livre, Clonck, que j’ai commencé à m’intéresser à la physique quantique. J’ai alors lu des tas de livres sur le sujet. Je peux dire que cette découverte a été déterminante. La physique quantique est une révolution, du moins devrait-elle l’être, dans notre manière de percevoir le monde et les objets du monde, dans notre rapport à la matière, à l’espace et au temps. Je ne peux pas ne pas tenir compte de ce que j’en comprends, comme de ce que je n’en comprends pas d’ailleurs. C’est précisément dans l’écart qu’il y a entre ma compréhension et mon incompréhension des phénomènes quantiques que se situe mon terrain de jeu. Cette révolution dans notre manière de voir les choses, de percevoir le réel et donc, disons-le, d’habiter le monde, doit avoir un impact sur notre manière de nous raconter. Il est impossible pour moi d’écrire comme si la physique quantique n’était pas là. Il m’est impossible d’écrire comme si le principe d’indétermination n’était pas là, comme si le principe de non-séparabilité n’existait pas, comme s’il n’y avait pas eu la « catastrophe ultraviolette ». Mon écriture ne parle pas de ça, mais à partir de ça. Mes romans (si l’on peut les appeler ainsi) ne racontent pas ça, mais (dys)fonctionnent selon ces principes. C’est une matière poétique, un processus créatif, mais pas seulement. C’est presque politique.

Alexandre : Justement, pour entrer dans votre univers, que pouvez-vous nous dire sur ces notions (indétermination, non séparabilité, catastrophe ultraviolette), ou du moins comment ce que vous en comprenez vous guide dans votre écriture ?

Pierre Barrault : Disons que je transpose à échelle humaine des phénomènes uniquement observables à l’échelle des particules, du moins ce que je comprends ou crois comprendre de ces phénomènes. Je tente d’en extraire une substance poétique. Je fais des expériences. Au sujet du principe de non-séparabilité, par exemple, quand je lis que deux particules ayant eu une interaction forte ne forment plus qu’un seul système une fois séparées à nouveau, je me demande aussitôt ce que cela peut donner sur les personnages d’un roman et je me mets à tester des trucs. Il est question de cela dans Clonck, entre autres. La superposition des états, aussi, à la façon du Chat de Schrödinger, c’est intéressant et excitant. Construire un récit selon ce principe peut donner lieu à quelque chose de tout à fait vertigineux. Après, c’est aussi un jeu. Je m’amuse. Et il y a aussi une forme de folie dans cette histoire. Je ris tout seul dans mon coin, d’abord, et une fois le livre publié, je suis toujours rassuré quand les gens qui me lisent rient à leur tour. Je me dis que je ne suis pas si fou que ça, ou plutôt que nous le sommes toutes et tous, ensemble. Je me dis que leur monde n’est pas complètement coupé du mien, et le mien du leur. C’est très sérieux tout cela. Car le rire est une chose très sérieuse. Il y a aussi des gens que ça angoisse, qui ne rient pas à la lecture de mes livres, qui au contraire les trouvent profondément inquiétants voire cauchemardesques, ça me va aussi évidemment. J’ai dit que je m’amusais. Je tiens beaucoup à ça. L’aide à l’emploi s’est presque écrit d’un seul jet et cela fut assez jubilatoire. Après, cette façon de dynamiter l’art du récit fait que mes livres sont aussi en quelque sorte des « romans fumistes », on ne va pas se mentir. Ils sont entre le « roman quantique » et le « roman fumiste ». Le « roman fumiste », c’est le roman qui ne s’embête pas à faire le roman, qui va vite, qui n’a pas que ça à faire, qui s’affranchit de tout, y compris du minimum syndical. C’est encore autre chose que l’antiroman. Les personnages sont des antipersonnages, les intrigues ne se soucient guère de cohérence, les fins sont abruptes et tiennent plus de l’interruption que du dénouement, les structures sont bancales, déséquilibrées, les possibilités d’identification et de représentation sont brisées, etc.

Adrien : Comment puisez-vous votre imaginaire dans le cinéma ?

tardigrade pierre barrault couverturePierre Barrault : En fait, quand je regarde des films, je vois des tas de détails qui collent parfaitement à mon univers dès lors qu’on les transpose où qu’est légèrement modifiée la façon de les regarder. Je trouve beaucoup de choses chez Hitchcock, par exemple. Imaginez que vous regardiez un Hitchcock en étant ignorant des codes cinématographiques. Imaginez un plan intérieur dans un appartement où la mise au point ne se fait que sur un élément du décor. Par exemple un téléphone. Tout le reste est flou. Ignorant tout du langage cinématographique, vous ne vous dites pas que le téléphone va sonner et que l’appel en question sera déterminant pour la suite, non, vous vous dites juste que tout est flou dans cette pièce à l’exception du téléphone. C’est un truc intéressant pour moi : un personnage réalise que tous les objets de son appartement sont flous, à l’exception du téléphone, qui ne sonnera pas pour autant. C’est assez présent dans l’imaginaire de Clonck. Transposer des codes cinématographiques sans tenir compte de ce qu’ils signifient. Je pourrais écrire un roman où les personnages seraient régulièrement plongés dans des fondus au noir. Le fondu au noir deviendrait un phénomène physique, bel et bien vécu par les personnages. J’aime aussi beaucoup les fausses coupes, les faux raccords, les erreurs de montage. Je les traque littéralement et Clonck en est truffé. Si mes livres étaient des films, les décors seraient entièrement conçus en carton-pâte. Je trouve aussi beaucoup d’inspiration dans les séries des années soixante-dix, comme Le Prisonnier, Amicalement vôtre ou encore Chapeau melon et bottes de cuir, pour les mêmes raisons.

Alexandre : Parlons de vos dialogues. Ils sont essentiels dans vos romans, mais ne fonctionnent pas comme des dialogues classiques. Ils sont soient le témoignage d’une passivité, soit d’une certaine agressivité. Comment les construisez-vous ?

Pierre Barrault : Oui, ils sont essentiels. Je crois que je les construis comme le reste, en faisant le moins possible appel à la raison. Ils peuvent parfois ressembler à des « dialogues de sourds », qui viennent souvent brouiller les pistes. Quand je commence un dialogue, je ne sais jamais où il va mener. C’est ce qui m’intéresse. L’idée est souvent d’aller le plus loin possible, de laisser le dialogue s’emballer, décider de tout lui-même, en faisant de grands sauts en avant, ou au contraire, de le laisser faire du surplace, tourner en rond sans avancer. Vous parlez de passivité. C’est vrai. Souvent, dans mes livres, les personnages se mettent à dialoguer là où l’on pourrait plutôt s’attendre à ce qu’ils agissent. Ils commentent, impuissants, ce qui se joue autour d’eux. Les dialogues viennent interrompre le récit principal, parfois le parasiter complètement pour mieux avancer sans lui. J’aime l’idée qu’un dialogue puisse tout remettre en question. Ce que les personnages vivent ou pensent peut être en totale contradiction avec ce que l’histoire essaie de raconter. Ça finit par créer plusieurs couches de réalités qui viennent se superposer, se contredire sans pourtant s’annuler. De là aussi peut naître une forme d’agressivité. Je vois éventuellement la prise de parole comme quelque chose de violent, d’agressif. Le son, c’est de la matière. On ne discute pas avec quelqu’un, on lui ajoute de la matière sonore, on le gave de matière sonore jusqu’à ce qu’ils ne puissent plus rien recevoir et soit obligé d’émettre à son tour. On prend l’autre en otage pour en faire un contenant. J’ai d’ailleurs imaginé un personnage contenant en lui toute la matière sonore qu’il a reçue, mais je ne sais pas si je l’utiliserai un jour. On pourrait imaginer aussi un monde où tous les sons produits persisteraient et vivraient leur vie de manière autonome, dans une autre couche du réel, avant de finalement revenir. Ce serait une catastrophe que tous les sons que nous avons produits nous reviennent, amalgamés en un seul son, un son monstrueux qui détruirait tout sur son passage. Berk. Dégueulasse.

Entretien réalisé par Adrien et Alexandre

catastrophes pierre barrault quidam couvertureCatastrophes

Pierre Barrault

Éditions Quidam

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Un commentaire

  1. Merci pour cet article (interviou) qui m’a fait découvrir un nouvel auteur (enfin, nouveau pour moi…). J’ai immédiatement fait des recherches à droite et sur Babelio et… Ô, mon Dieu ! Je découvre que l’excellentissime Éric Naulleau aurait déclaré, en parlant de l’un de ses romans précédents, “TARDIGRADE” : «Le meilleur livre de l’année !». Le saviez-vous ?

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