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Soleil – Yokomitsu Riichi

« “Ôe. Ôe !” Elle se rapprocha de lui en rejetant en arrière la peau de cerf. “La nuit va bientôt pâlir.”
Mais Oê restait debout, sans quitter des yeux la lune éclatante.
“Ôe, je suis venue en apportant les pierres-tubes. Toi, reçois-les !”, et elle tendait les pierres tubes devant Ôe.
“Toi, pourquoi es-tu venue ici ? Moi, je suis venu pour contempler seul la lune.
— Moi, je suis venue pour te donner les pierres-joyaux. Reçois-les, moi, j’ai dit que je te donnerai les pierres.”
Ôe s’empara des pierres-tubes de Himiko.
«  Moi, c’est pour te rencontrer que je suis venu ici. Toi, c’est pour me donner les pierres-joyaux que tu es venue. Retourne-t’en”, dit Ôe, et pour la seconde fois, il détourna les yeux vers la lune, dans le ciel. »

Au bord de la baie d’Ariaké, la princesse Himiko trie les perles de pierre étalées sur sa peau de cerf. Hiko no Ôe, son époux à venir, contemple la grève. Entre les deux promis, le dialogue étrange revêt la forme d’une parade, d’un jeu de questions et de réponses semblables aux répliques alternées d’un cantique ou d’une incantation. Autour d’eux, la quiétude est mouvement. Les jeunes filles qui portent l’eau, le soleil qui descend, les oiseaux qui s’envolent, les herbes qui bruissent et ondulent… Lorsque survient Nagara, malgré les réticences de son clan, la princesse offre l’hospitalité du palais enclos de haies vives. La beauté de Himiko foudroie ce prince étranger qui, par convoitise, attaquera le pays le soir de la nuit de noces et enlèvera la princesse, déclenchant une suite d’affrontements entre les pays d’Umi, de Na et de Yamato. Un à un, les princes et les rois succombent au désir impétueux de posséder Himiko, hommes-dominos qui s’effondrent tour à tour. Insoumise à ces brutes qui s’entre-tuent et ne songent qu’aux orgies, aux pillages et aux femmes comme butin, saisie d’un désir de renverser et d’écraser les régents, Himiko se métamorphose en une figure vengeresse.

Yokomitsu Riichi, écrivain de l’avant-garde japonaise de l’ère Taishô, écrit Soleil à la suite de sa lecture de la première traduction en japonais de Salammbô, en 1919. L’Antiquité historique et exotique de Flaubert et la figure féminine de Salammbô, dont la beauté attise les convoitises et déchaîne une suite d’affrontements, lui inspirent ce court roman qu’il situera dans un Japon archaïque antérieur à la sinisation et à l’écriture, et pour lequel il puisera également dans le Sanguo Zhi (La chronique des trois royaumes). Cette chronique historique rédigée au 3e siècle par un lettré chinois fait illusion à une reine chamane nommée Himiko, et est le premier texte connu qui mentionne le Japon. Soleil se situe dans ce temps d’avant l’Histoire marqué par une multitude de détails archéologiques et symboliques, et malgré tout onirique et atemporel, comme en suspens. Un temps qui ne s’égrène pas, hors de la morale, d’une certaine façon proche de celui du début de L’homme qui savait la langue des serpents d’Andrus Kivirähk.

Parés de vêtements en peaux de cerfs, de bijoux d’agate et de jaspe, de plumes de héron, de bracelets en becs de faucons, de tatouages en vrille sur le visage, les femmes et les hommes qui peuplent l’île de Kyûshû se mêlent aux bosquets de mandariniers, aux prairies de graminées dont les noms savants et poétiques troublent joliment la lecture, aux bois, aux rivières, aux montagnes, à la mer lointaine… L’écriture rapide et toujours en mouvement alliée à la prégnance de la nature, aux constructions de pierre et de bois ceintes de clôtures végétales, aux envolées d’oiseaux, aux hardes de cervidés, évoque le ton d’œuvres japonaises postérieures comme l’anime Princesse Mononoké. Shinkankaku-ha : nouvelles sensations. La pluie, la vapeur et la vitesse, depuis longtemps assimilées, sont projetées dans les temps immémoriaux – audace de l’écriture. Succession rapide d’images, œil qui balaie la scène en grands mouvements de caméra, flou généré par le mouvement accéléré : le traducteur Benoît Grévin parle dans la postface d’un roman fauve, et l’on sent en effet la menace, l’explosion des sensations qui priment sur la narration.

Les actions qui s’enchaînent se reflètent dans les yeux des hommes et des animaux ou dans l’eau troublée des rivières, les évocations sont vives, la beauté concise. Le style sans préciosité n’est pas dépouillé, mais plutôt d’une pureté qui va droit à l’essentiel et conserve le sensuel. La très belle traduction de Benoît Grévin (la première en français d’un texte de Yokomitsu Riichi) transmet avec délicatesse la poésie de ce roman à l’écriture directe, aux dialogues fascinants par leur simplicité mêlée de brutalité et d’harmonie. Une grande sensibilité émane du choix d’utiliser des mots composés pour traduire le vocabulaire lié aux objets rituels inconnus du lecteur occidental. Epée-trésor (hôken), grenier-divin (hokura), pierres-courbes (magatama) et pierres-tubes (kudatama)… Les niveaux de lecture sont multiples. Prononciation japonaise de kanji hérités du chinois, mots composés de signes eux-mêmes composés d’autres signes, imbrication de signifiants enchâssés – poésie sonore et visuelle à laquelle la traduction fait hommage. Dans la mémoire se graveront quelques passages incroyables, l’on pense à la scène de mariage qui défile comme en accéléré, de la parure de la mariée enfilée par les servantes jusqu’au meurtre de l’époux par le prince rival. En un seul souffle, les rituels, la musique, les offrandes, le repas, la nuit de noces évoquée à peine, le rival meurtrier qui repousse les tentures et pénètre le refuge nuptial, l’épée levée face à la nudité couverte de plumes… Magie incantatoire. Il est précieux de trouver, cent ans après sa sortie, une édition française de ce court roman, et l’on pense avec émotion à tous ces trésors littéraires qui ne nous ont pas encore atteints et que la traduction nous promet.

 

« Kawaro, réveillé en sursaut, éteignit le feu du pied. Le cri de guerre des soldats s’enfla de nouveau. Ils sautèrent à cheval, et galopèrent en grimpant vers le sommet de la colline, tout en luttant contre les troncs d’arbre. Dans le même temps, de l’arrière de la colline couverte par un champ de miscanthes, une forêt entière d’arbres morts s’avançait vers eux à grand bruit. C’était une harde de cerfs. Le cheval dévale en s’enfonçant au milieu des cerfs déchaînés. Mais un groupe de soldat surgit du bas de la colline, en piétinant les impératas. Ils s’étaient formés en colonne et progressaient du bas vers eux comme se referme le lacet d’un sac. Kawaro retourna au galop vers le sommet du mont à la suite des cerfs. À cet instant, une nouvelle harde de cerfs déferla de la plaine aux castanopsis et aux mandariniers en direction du sommet. Elle fonça sur la harde à laquelle s’était mêlé le cheval de Kawaro ; la masse des cerfs, dans une confusion redoublée, dansait sur le sommet comme un jaillissement d’écume noire. Mais aussitôt la masse tourbillonnante se déversa, telle une vague de rivière, sur les flancs de la crête. En contrebas, sur leur chemin, les torches des soldats s’allumèrent comme autant de points. La ligne de ces torches dessinait un arc qui s’élargissait à vue d’œil ; il se changea soudain en cercle entourant complètement la montagne et commença à se contracter. Le flot des cerfs affolés emporta vers les hauteurs le cheval de Kawaro. Leur masse bouillonna une nouvelle fois au sommet de la colline dans un entrechoquement de sauts et de piétinements. Les yeux des cerfs, reflétant les torches, brillaient par intermittence comme d’innombrables joyaux lancés dans l’espace. A cet instant, le son d’une conque jaillit du milieu des torches. Le cercle en contraction des torches des soldats s’arrêta net. Simultanément, une volée de flèches partit en sifflant de la prairie des miscanthes. La harde des cerfs se disloqua dans un cri de détresse. Le cheval de Kawaro s’emballa, et Kawaro roula sur l’herbe en serrant Himiko dans ses bras. Moitié rampant, moitié roulant, il se coucha sur elle au milieu d’un creux, faisant de son corps un bouclier pour la protéger des flèches. La harde, transpercée par les flèches, s’écroula sur la prairie dans une folie tourbillonnante. Aussitôt, un monceau de cerfs commença à s’abattre sur le dos du couple qui s’étreignait au fond du creux, et leur empilement chaotique, en dépit des secousses et des embardées, ne tarda pas à se figer peu à peu dans le calme de la mort. Puis le sang jaillit des blessures et commença à couler à flots comme une source s’infiltrant entre les pierres d’une enceinte et, tout en les recouvrant, s’insinua jusqu’au cœur de la pousse qui tapissait le fond du trou. »

 

Soleil, Yokomitsu Riichi - Anacharsis.Yokomitsu Riichi, Soleil

Traduction (japonais) et postface de Benoît Grévin

Editions Anacharsis, janvier 2016, 128 pages

Lou

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