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Tarjei Vesaas - Les Oiseaux

Tarjei Vesaas – Les oiseaux

Et puis il y a autre chose, pensa-t-il, s’égarant aussi loin qu’il l’osait. Et alors, ça vous emporte vers le haut à travers tous les fonds.

Célèbres sont les naïfs de la littérature, aux premiers rangs desquels Perceval, Candide, le prince Mychkine ou Lennie. Ils ont un point commun : leur simplicité d’esprit fait d’eux des innocents et leur permet à la fois une véritable clairvoyance, qui leur est propre, et un rapport privilégié avec la nature (ou le monde, ou le divin). Mattis, personnage principal des Oiseaux, est de ceux-là. Un homme pour qui l’opacité et l’étrangeté des autres n’a d’égal que son ouverture aux bruissements du monde naturel qui l’entoure.

Six ans avant le Palais de Glace, en 1957, Tarjei Vesaas publiait Les oiseaux (Fuglane  en néo-norvégien), roman considéré par la critique comme son autre chef d’œuvre et dans lequel Vesaas s’empare, avec sa justesse habituelle et l’art de la suggestion qu’il maîtrise à la perfection, de la figure littéraire du naïf à travers le personnage de Mattis qu’il avait déjà esquissé en 1952 dans la nouvelle «Tusten» du recueil Le vent du Nord.

Notre héros est âgé d’une trentaine d’années et vit avec sa sœur aînée, Hege, dans une petite maison isolée au bord d’un lac et entourée de bois.  Baptisé “La Houpette” par les gens de la région, Mattis, dont les pensées s’embrouillent constamment, est tout simplement considéré  par tout le monde comme l’idiot du village, celui avec qui il est difficile d’entretenir une conversation tant ses paroles semblent inopportunes voire carrément ineptes :

Certes il aurait voulu en dire davantage et d’une autre façon, mais c’était envolé, comme d’habitude, ça s’entortillait dans des choses hors de propos.

Ses difficultés ne concernent pas uniquement la communication. Quand il essaye de s’acquitter d’une tâche, ses pensées s’emberlificotent furieusement et ses mains suivent. Le phénomène s’aggrave quand il est en présence de gens qu’il considère comme “futés” qui le mettent particulièrement mal à l’aise. La recherche de travail est donc pour lui un supplice quotidien, car il sait pertinemment que personne ne veut plus l’embaucher ou que, si par miracle quelqu’un accepte, il ne sera de toute façon pas à la hauteur de la tâche.

Il n’a donc d’autre choix que de vivre aux crochets de sa sœur, ce dont il a confusément conscience. Hege, à qui la charge de Mattis lui a naturellement  incombé à la mort des parents, veille sur son frère et sur la maison, et le lecteur comprend bien vite l’étendue de son sacrifice, sacrifice que Mattis pressent sans pourtant parvenir à le nommer. Leur relation est suspendue à ce non-dit qui plane entre eux et qu’elle se refuse à dévoiler :

Alors elle leva rapidement les yeux, comme si elle craignait que ses paroles touchent à quelque chose de dangereux.

Ainsi pour Mattis comme pour sa sœur, certains mots sont des armes à manier avec la plus extrême précaution. L’ « éclair », qui le terrifie, la « lame » mais surtout « penser ». Ce dernier est même tacitement interdit à la maison, le frère et la sœur n’abordant jamais le sujet des capacités intellectuelles supposées du jeune homme.

C’est vrai, parfois Mattis s’interrompt en pleine tâche ou paraît aux yeux étrangers complètement ailleurs, mais pourtant la narration, que Vesaas a voulue interne à ce personnage, nous montre l’étendue de sa pensée, la force inouïe de sa perception du monde et sa compréhension, qui échappe aux autres. Il a tout simplement accès à un univers que les autres ignorent.

Ainsi, quand il constate la présence d’une passée de bécasse qu’il a observée au-dessus de sa maison il l’interprète comme un signe évident.

Cela passa au-dessus de la maison. Mais cela passa aussi juste à travers Mattis.

Quelque chose qui s’annonce, un changement imminent. Ça ne peut être autrement, sinon pourquoi la bécasse aurait-elle décidé de s’établir juste à côté de sa maison ? A son grand désarroi, sa sœur ne partage pas son enthousiasme et l’événement la laisse relativement froide, et l’insistance de son frère passablement agacée.

Solitaire, isolé, Mattis vit dans un monde intérieur peuplé de rêves et de peurs, à l’affût du jugement des autres comme des signes naturels. Le roman se déroule sur l’ensemble d’un été, au fil de ses rencontres, de ses déconvenues et de ses victoires.

La question de la langue, de l’impossibilité d’une communication, fondamentale chez Vesaas, prend ici une importance toute particulière. Mattis, incapable de communiquer correctement avec les humains, se heurtant systématiquement à leur étrangeté, connait le langage secret des oiseaux :

Le plus beau de tous les langages, ils ne veulent pas entendre parler, ils s’en moqueraient.

L’intelligence de Mattis n’est pas défaillante, elle est tout simplement autre. Pour lui il n’y a pas de différence entre le comportement d’une personne et celui d’un oiseau. Il voit le monde comme un tout indivisible. Il communie avec la nature qu’il arpente et qu’il ressent au plus profond de son être et qu’il semble seul à comprendre. Vivant avec la crainte de décevoir, la peur de la solitude et le poids d’être un fardeau, Mattis l’idiot en sait pourtant beaucoup. Il connait les « forces vives » de la nature et il a accès à ce « quelque chose » que Régis Boyer traduit par « la voix » et qui est une forme de conscience supérieure, de clairvoyance.

Tarjei Vesaas, pour qui l’insaisissable, l’ineffable règne en maître absolu, choisit de faire de Mattis « La Houpette », l’idiot du village, un personnage de poète éclairé, à la sensibilité exceptionnelle, qui confie son destin aux forces invisibles de la nature, acceptant avec la plus grande simplicité et un grand détachement sa propre impuissance.

Un livre qui se déroule avec lenteur, montrant, une fois encore l’extrême maîtrise des symboles, et de l’art de la suggestion dont fait preuve Vesaas. Avec sa poésie particulière, les Oiseaux est une œuvre profondément émouvante. Une plongée dans un esprit éclairé et pleinement éclairant.

 

Les Oiseaux de Tarjei Vesaas, éditions Plein Chant

 

Présenté et traduit du néo-norvégien (nynorsk) par Régis Boyer

Éditions Plein Chant

272 pages.

 

 

 

Hédia

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