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Une fleur en enfer – Alper Canigüz

Alper Kamu possède clairement quelques talents : une finesse d’analyse quasi-irréprochable, une sensibilité exacerbée et soulignons-le, la dose juste d’entêtement. Sa perspicacité et le regard naif qu’il porte sur le monde, attisent la curiosité innée qui l’habite et le meut, le menant au cœur d’un réseau d’enquêtes aux multiples mobiles, tous bien différents. Un oncle qui meurt et qui laisse derrière lui une énigme amoureuse à résoudre, un nouvel ami qui revendique l’assassinat de son jeune frère handicapé mais qu’Alper sait innocent et qui mérite que l’on se batte pour lui. Et enfin, les mystères de l’amour qui demeurent au cœur de toute existence et qui mérite amplement son enquête personnelle.

« A l’endroit où s’arrête le chemin en terre, se déploie devant moi une mer jaune. Agenouillé, je contemple mon reflet dans l’eau. Ce visage, c’est mon visage. Ces yeux, ce sont mes yeux. Ces mains, ce sont mes mains…Je saisis alors que je resterai toujours moi-même. Mon Dieu, quelle est cette malédiction ? M’écorcher la peau, me crever les yeux, m’arracher les dents n’y fera rien : je suis mon propre condamné. Si je pleure, ces larmes seront les miennes. Je ne suis pas en enfer, l’enfer est en moi. »

Alper Kamu est un être d’exception, ne mâchons pas nos mots, extraordinaire, oui, avec ce qu’il faut de bizarre. Alper Kamu est apprenti détective et il n’a que cinq ans. Il est un héros monstrueux, biologiquement parlant, tant son intelligence dépasse l’entendement. Il est aussi porteur d’absurde en son code génétique même. Alper emprunte également les sentiers de la découverte, celle des soubresauts générés par l’amour. Une sorte de monstre dans un corps d’enfant, qui se découvre et sort peu à peu de cet état égocentrique, en apprenant ce qu’est l’empathie et l’ouverture à l’Autre. Un puissant alliage d’absurde et d’authenticité, paradoxale alliance d’une redoutable efficacité.

« Comme un chat je me suis faufilé doucement jusqu’au salon. Mon père ne s’est même pas aperçu que j’étais auprès de lui. Assis là, son verre de raki à la main, il avait le regard figé sur des lieux très anciens. A la lueur de la lune, ses yeux bleus brillaient plus que jamais. L’eau reflète la lumière, en effet. Jusqu’à ce jour, jamais je n’avais vu un tel chagrin sur le visage d’une personne. »

Alper Canigüz nous laisse flirter avec le jeu des invisibles, donnant évidemment un second souffle au maître-gourou de l’Absurde qu’était Camus et son Meursault, être de pleine conscience difficilement « au monde ». Le petit Alper est ce monstre-poète, mélancolique forcené, qui sonde l’agitation et la tristesse du monde du haut de ses cinq ans. Ce récit compose la mélodie spasmodique de ces existences absurdes qui errent et parfois se percutent. Alper est cet être démiurge qui se dissout dans la palette d’un monde monochrome.

« Lorsque mon père a eu terminé son histoire bizarre et qu’il m’a laissé en tête à tête avec ma propre obscurité, j’ai songé qu’à un autre moment j’aurais pu en pleurer. Dans ce monde merdique où chacun portait le poids de tout un monde sur ses épaules, je me comportais avec trop peu d’empathie, voire trop de cruauté avec les gens. Surtout avec ma mère. Pourtant, la raison pour laquelle j’avais enfoncé ma tête sous l’édredon et mordu l’intérieur de mes joues ne relevait pas du chagrin, mais d’un sentiment qui ressemblait à l’allégresse. C’était une douce euphorie, provoquée par la disparition miraculeuse du voile devant mes yeux et donc par ma résolution du crime. »

Le bonheur avec un tel roman, c’est qu’il est bien possible de passer à côté de tout cela et de n’y voir qu’un gamin turc extrêmement futé pour son âge, un roman drôle et grotesque, une enquête policière décalée. Après tout, c’est le droit fondamental de tous lecteurs. Mais je ne peux que vivement vous recommander de gratter  légèrement cette rugueuse surface afin de laisser Alper Canigüz vous attirer dans les méandres de la conscience et de la complexité que constitue l’Homme. Parce que cela est fait avec une telle virtuosité, cela en devient absolument enivrant. Bien plus qu’un simple divertissement donc, un véritable coup de maître !

une fleur en enfer Mirobole Éditions

Juin 2015

Trad. du turc – Célin Vuraler

À propos Lucie

Chroniqueuse

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