Ursula K Le Guin – Lavinia

« ah ! puisque ma puissance n’est plus assez grande, il n’est rien aujourd’hui que je n’implore. Si je ne peux fléchir les cieux, je remuerai l’Achéron. Je n’empêcherai pas le Troyen de régner dans le Latium, soit ; et l’immuable arrêt des destins lui assure la main de Lavinia : mais je puis traîner en longueur, je puis retarder de si grands projets ; mais je puis exterminer les peuples des deux rois. Oui, qu’à ce prix le beau-père et le gendre s’allient. Le sang des Troyens et des Rutules sera ta dot, ô vierge, et Bellone fera les apprêts de tes noces. La fille de Cissé n’aura pas seule porté dans son sein un flambeau de discorde : Vénus aussi enfantera comme elle un autre Pâris, et les torches funestes de son hymen embraseront Pergame renaissante. »
Enéide, Virgile

Dans l’épopée, largement inspirée par l’Illiade et l’Odyssée, du Troyen Enée, nous ne connaissons que très peu Lavinia. Quelques lignes dans l’Enéide, un personnage comme objet de quête, et c’est tout. En effet, nous apprenions qu’en arrivant au Latium, Enée, rencontre le Roi Lavinius, ainsi que sa fille Lavinia, qui par la prophétie d’un oracle, va s’avérer être sa future épouse après une guerre avec Turnus, le roi des Rutules, et prétendant pour la main de Lavinia. Ce qui donna l’idée à l’autrice Ursula K Le Guin de se réapproprier le personnage de Lavinia et ainsi de lui donner corps et une réalité littéraire tout autre. Un univers rempli d’introspection, de volonté de s’affirmer, une voix, une pensée et surtout une vie pleine et entière.

« Mon désir était de suivre Virgile, non de l’améliorer ou de le critiquer. Mais Lavinia elle-même, parfois, affirmait que le poète s’était trompé – quand à la couleur de ses cheveux, par exemple. Romancière, bavarde, j’ai détaillé, interprété, complété bien des recoins de son histoire dépouillée et splendide. »

Ainsi, au travers de son roman Lavinia, l’autrice nous propose une relecture d’Enéïde, ou Enée devient secondaire, ou nous découvrons la jeune Lavinia dans une Italie pré-romaine et pas encore unifiée. Une jeunesse royale, entre un père roi et proche de sa fille, une mère remplie de névrose et dans une relation d’amour/haine avec sa fille, depuis la perte de ses deux fils. Lavinia la discrète, la passionnée, celle qui cherche en son temps à se construire sans subir les injonctions qui lui sont imposées de par son statut de princesse.

Dans son univers, il y a un lieu, la foret d’Albunea, où elle peut communiquer avec les anciens, être guidé sur les choix à prendre, en savoir plus sur son avenir. C’est ici qu’elle rencontrera son poète, comprenez par là Virgile en personne, pas encore né, éthéré, mais connaissant déjà toute son histoire et la lui racontant. L’arrivée d’Enée, leur mariage et vie commune durant trois années, la guerre que provoquera cette union à venir. Un avenir auquel Lavinia va s’attacher, un futur qui est le sien, et qu’elle va imposer malgré les enjeux. Faisant corps avec le récit du poète, elle refusera les avances de Turnus et ne cédera pas face à l’insistance de sa mère pour la marier avec ce dernier. Malgré les déchirements, la guerre, la volonté des autres. Lavinia se construit et s’impose selon ses choix et ses valeurs.

Ainsi, en prenant le récit de Virgile par un autre angle, Ursula K Le Guin offre une histoire tout en introspection, mysticisme et féminité, un récit tendre comme elle a pu faire durant certains passages mythiques du cycle Terremer.

Ce qui peut surprendre, et a surpris visiblement bon nombre de lectrices et de lecteurs de l’autrice, est cet aspect inédit, nouveau. En osant user de l’aspect Metafictionnel tout d’abord, en incorporant Virgile dans son propre récit, questionnant implicitement sur la nature du récit et sur la notion de libre-arbitre. Mais ensuite, et là où cela devient passionnant, l’autrice développe un univers fictionnelle qui se veut une forme de variation historique sur une Italie alors en pleine construction, cherchant à s’incarner, petit à petit construisant une identité nationale, et qui dans le cas de Lavinia annonce l’imminence de la création de Rome.

Lavinia détonne avec ses autres romans. Il ne tranche pas, mais tout comme le recueil « Unlocking the air », dévoile un autre visage d’Ursula K Le Guin, plus discret et tout en finesse, (Chose que nous sentions aussi déjà dans « Le dit d’Aka ». Elle donne littéralement une âme à Lavinia, offre un personnage à la fois complexe et passionnant, évoluant dans un monde en plein mouvement et questionnant ce dernier au gré de ses péripéties. Nous découvrons la jeune fille, la jeune femme, la promise, la femme, l’amante, la mère, la veuve, autant de facettes d’une même personne, offrant un personnage à la profondeur folle qui n’a de cesse d’évoluer.

Lavinia est certainement à part dans la bibliographie d’Ursula K Le Guin. Il y a beaucoup de l’autrice dans son personnage très certainement. Il y a aussi beaucoup de questionnement sur les choix, la transmission, et le passage du temps. Aussi subtil que sensible, le roman n’en n’oublie jamais de rester captivant et passionnant.

Une chose est sûre, Le Guin était unique, et tout comme Lavinia avait plusieurs paysages imaginaires en elle. Lavinia en est certainement un des plus surprenant et passionnant à la fois, pour toute la poésie que le roman a à offrir, pour cette touche d’espoir à être soi et vivre ce que l’on doit vivre, qu’importe la douleur ou la joie.

Cette republication, avec cette superbe couverture tombe judicieusement, alors que la reconnaissance d’Ursula K Le Guin semble enfin être au rendez-vous.

Éditions Atalante,
collection La Dentelle du Cygne,
Trad. Marie Surgers,
318 pages,
Ted.