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Norwood, Charles Portis, Cambourakis, Théophile Sersiron

Norwood, le premier road trip drolatique de Charles Portis.

norwood, portis, 1966, Simon & Schuster

« — T’as déjà entendu Lefty Frizzell chanter I Love You a Thousand Ways ? — Non, j’ai même pas entendu parler de Lefty Frizzell. — Je ne pense pas que je puisse te le décrire alors. — T’as une cicatrice là derrière le cou. C’est horrible. Y’a pas un cheveu qui pousse dessus. — Je suis tombé d’un camion-citerne en Corée. — Tu t’es battu là-bas ? — Je suis arrivé sur la fin. — T’as tué des gens ? — Seulement deux à ce que j’en sais. »

Norwood, éponyme et nonchalant héros, est un vétéran de la Corée au flegme texan et aux répliques laconiques qui quitte à contrecœur les Marines pour reprendre en main sa maison familiale et sa sœur Vernell, « une fille avachie, épaisse et paresseuse » que même les femmes de l’Enseignement ménager n’arrivent pas à tirer du canapé. Les choses se gâtent lorsque Vernell ramène sans crier gare un traîne-savates nommé Bill Bird qu’elle a épousé sur un coup de tête et dont Norwood déteste « la sécheresse de ses voyelles de Yankee ». D’autant plus qu’il préférerait une carrière de chanteur de country à son job à la station essence Nipper Independant Oil Co. Alors quand Grady Fring, « le Roi du Crédit », du bagout et de l’arnaque, lui propose de convoyer des voitures jusqu’à New York, Norwood saute sur l’occasion, pas tant pour voir du pays que pour récupérer les 70 $ que son copain Joe William lui doit et avec lesquels il pourrait se payer un détour par Shreveport, Louisiane, et tenter sa chance à la guitare dans une émission de radio.

Norwood lâche sa guimbarde, une Chevrolet Fleetline de 1947, pour une Oldsmobile 98 qui remorque une Pontiac Catalina flanquée d’une pin-up boudeuse. Évidemment, le récit dérape rapidement et à toute vitesse, le lecteur embarque tour à tour dans le camion d’un livreur de pain, un train de marchandises et plusieurs bus Greyhound pour un périple marqué par une série de rencontres improbables :  un rédacteur pigiste qui écrit sur Lima pour le New York Herald-Tribune (où a travaillé Charles Portis) depuis sa piaule new-yorkaise ; Joann la poule prodige ; l’ex-plus petit homme le mieux proportionné au monde ; un couple de trimardeurs ; Marie la beatnik et la jolie Rita Lee. Sans oublier un stand de glace Tastee Freezee, un Milky Way acheté dans une gare routière, des tasses à rayures de chez Walmart Discount Store, une mauvaise blague sur un écureuil qui mange un Mars, une réclame pour la sauce tomate Hunt’s sur une boîte d’allumettes, une boîte de tabac Granger, beaucoup de pommade Unguentine et un bon coup de peinture Sherwin-Williams.

Bien planté dans ses bottes noires à papillons rouges lustrées au liquide à briquet, coiffé d’un chapeau de cow-boy aux bords relevés, Norwood n’encadre pas New York et ses cafétérias automatisées pleines de clochards et rêve aux « pois à vache noyés dans la sauce au poivre » et aux cafés servis avec de la crème et un pot de sirop du Sud. Il aime mieux les crooners des Honky-tonks que la folk, regarde Bip bip et Coyote à la télé, mais préfère Superman sur papier. Charles Portis (True Grit, Un chien dans le moteur), qui a quitté en 1964 New York et le journalisme pour retrouver son Arkansas natal et se consacrer à l’écriture, nous offre une image décalée et piquante de la société américaine vue par les yeux d’un gars du Sud qui a grandi entre l’Arkansas et le Texas, le long de l’U.S. Highway 82 de part et d’autre de Texarkana. Son court premier roman est autant un road trip drolatique aux dialogues impayables qu’un instantané en son et couleur de la fin des fities émaillé de bagnoles, de fausses et vraies réclames, de noms de marques ou de chaînes, de shows radiophoniques et télévisuels, de Golden Oldies, de comics et de pulps. Avec de vraies bagarres et des patates douces au four recouvertes de marshmallows fondus.

« Il nettoya le jardin devant la maison, se débarrassa de toutes les pièces de fourgon, de tous les différentiels, blocs-moteurs et pare-chocs démontés qui traînaient, et décrocha du plaqueminier le panneau marqué d’un JE NE PRÊTE PAS D’OUTILS. Il tailla à la faux les herbes dans le grand fossé devant la maison et flanqua une bonne dérouillée aux moustiques en y balançant quatre-vingts litres d’huile de vidange. Dans l’allée, il fit verser et étaler deux chargements de gravier rond et peignit à la chaux de grosses pierres qu’il installa en bordure. Comme il restait encore un peu de chaux il y trempa d’autres pierres, avec lesquelles il traça l’emblème globe-aigle-ancre sur la pente du fossé qui faisait face à l’autoroute. En dessous, il inscrivit son matricule. »

Lire aussi : un article fourni du Believer sur Charles Portis.

La chronique de Marcelline sur Un chien dans le moteur (traduction Adèle Carasso, Cambourakis, 2014).

Norwood, Charles Portis,Théophile Sersiron, CambourakisNorwood, Charles Portis.

Une traduction pleine de punch de Théophile Sersiron (Le Contorsioniste de Craig Clevenger, Moi, Cheeta de James Lever).

Editions Cambourakis, 2017. 142 pp.

Lou.

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