Petit homme triste et gris, Metod traverse sa vie sans heurt ni joie. Son poste haut placé de rédacteur en chef d’un des quotidiens les plus respectueux de la Slovénie, il ne le doit qu’à une suite d’opportunités qu’il n’a même pas saisies lui-même, mais qu’on lui a gentiment posées entre les mains. Son plus grand trait de caractère est sa docilité à toute épreuve qui, renforcée par une rigueur stricte concernant le sens des mots, la fiabilité des citations que le rythme d’une ponctuation bien exécutée, en fait un responsable aussi bien malléable que eigide. Mais lorsqu’il regarde le chemin parcouru, le quinquagénaire ne peut que tirer le triste constat d’une existence terne, sans amitié ni amour. Campé sur ses acquis, méprisant les nouvelles générations jugées incultes et toujours scotchées à leurs portables, il réalise amèrement du haut de son bureau vitré que le monde a avancé sans lui. Face à la chute libre de son quotidien en particulier et de la presse écrite engagée en général, la survie du journal ne tient plus qu’à un fil.
“Comme il n’aimait pas serrer les mains, on ne connaissait pas vraiment sa température corporelle, mais en fonction de l’énergie vitale qu’il irradiait et qui se rapprochait dangereusement de celle émise par la vapeur, elle aurait bien pu ne pas dépasser 15 degrés Celsius […]
Metod resterait, comme un champignon du bois qui se développe sur une poutre et dont on n’arrive pas à se débarrasser, qui ne procure aucune véritable utilité, mais dont l’extirpation représenterait un risque trop grand pour toute la construction, ce qui à chaque fois entraînait la décision de le garder puisque de toute façon ses dommages n’étaient pas non plus conséquents. Metod était un homme sans qualité, l’humain de tous les temps.”
Sur un autre continent, loin de la gadoue neigeuse et des nuages bas de son pays natal, Ožbej fait fortune. En plein cœur de la Silicon Valley, ce jeune expatrié slovène fait tout pour effacer la moindre trace de son passé et de ses origines. Implants dentaires, accent gommé et modulation de son nom de famille, il procède méticuleusement à son propre déracinement. Si son parcours scolaire chaotique et sa rage explosive d’adolescent ont inquiété ses grands-parents chargés de son éducation, il a néanmoins admirablement su tirer parti de ses capacités jusqu’à se hisser au statut de millionnaires. Grâce au développement d’une application inutile, il peut dorénavant s’offrir des voitures de luxe et endosser les vêtements les plus couteux. Et pourtant, le voilà de retour dans l’immeuble de banlieue où il a grandi, le ventre rempli du goulasch de sa grand-mère et la tête ailleurs. Là, planté au milieu de ce décor qu’il a tout fait pour oublier, ses splendides mocassins détrempés par la neige fondue. Pourquoi ce brusque retour aux sources, cette frontalité à tous ces souvenirs qui l’ont égratignés jusqu’à le laisser indifférent aux liens d’amitié et d’amour ?
“C’était l’un de ces moments que l’on ne peut comprendre qu’avec du recul. Au départ on est confiant, d’ailleurs on n’en attend rien de spécial et puis subitement tout change et se transforme en quelque chose de terrible et l’on sait qu’on devra un jour en parler à son psychothérapeute. Un peu comme un jeune garçon qui apprend qu’il a été adopté alors qu’il s’apprêtait à souffler les dix-huit bougies sous les regards bienveillants de ses chers parents. Les dix-huit années vécues dans cette maison qu’il croyait aussi être la sienne, on lui avait en fait offert un refuge, comme on fait pour un chiot geignard abandonné dans une poubelle. Dix-huit ans, une vie entière brisée en mille morceaux par une seule phrase. Et la cire coule sur le gâteau et finit en point d’interrogation.“
Dans Frapper le ciel, Agata Tomažič (Ce que l’on ne peut confier à sa coiffeuse) dessine au travers de ces deux hommes opposés en tout point, la satyrique d’une société scindée en deux. Avançant en parallèle et sans porter d’intérêt pour leurs univers respectifs, Metod et Ožbej incarnent à eux seuls l’ère analogique et numérique, l’ancien et le nouveau monde. Passif et immobile, le rédacteur en chef se racornit sur lui-même, refusant de s’ouvrir au futur, prenant la poussière au même titre que les vieilles machines à écrire qui hantent les bureaux désertés de sa tour d’ivoire. Quant au second, il se plonge dans une fuite en avant aveugle. Ne faisant confiance qu’aux mathématiques et à leur logique inébranlables, il tourne obstinément le dos à son passé. Mais malgré sa richesse, il se sent encore vulnérable et oublie parfois la réalité des choses en s’imaginant sa vie adaptée sur grand écran, le poids de ses décisions déplacé sur les épaules d’un célèbre acteur pétri de classe et de sérénité.
Ayant assisté au déclin de la presse écrite engagée de son pays, Agata Tomažič s’inspire de sa propre expérience au cours de ce roman équilibrant humour acide et critique sociale. Caricaturaux dans leurs extrêmes, les deux protagonistes sont pourtant plus liés qu’il n’y parait, comme les deux faces d’une même pièce. Metod, l’homme de lettres et figure d’un monde qui disparait, attaché à sa routine et aux archives de l’Histoire, se heurte ainsi à Ožbej, l’amoureux des chiffres et de la logique incarnant modernité et futur, écran de fumée pansant ses blessures derrière des programmes.
À l’heure des avancées technologiques portées par les lois de Moore, de l’immédiateté fébrile des réseaux de communication et de l’explosion du numérique, Frapper le ciel brosse le portrait de deux individus malheureux et fragmentés, méfiants envers les êtres humains qui les ont si souvent déçus. Comme des marionnettes finement dirigées par les mains chatouilleuses de l’autrice, ils nous placent face à nos propres choix tout en illustrant l’implacabilité de l’évolution et de l’individualisme.
“Mais il n’y avait aucune crainte à avoir, à chaque fois il oubliait tout en un instant. La mémoire est malléable, à l’instar de l’argile, la main de l’homme peut la transformer et lui donner la forme souhaitée avant de la mettre au four afin qu’elle durcisse pour les temps futurs.“
Traduit du slovène par Stéphane Baldek
Tropismes éditions
180 pages
Caroline