En plein cœur de la Croatie des années 80, Charlie est un rockabilly, un vrai. Un fan d’Elvis Pressley, entretenant avec le plus grand soin son style cuir-bottines-foulard et surtout sa banane qu’il peigne et admire dans le moindre reflet.
Il a quitté il y a quelques années de cela Žliba, son village de campagne où lui et le reste de sa famille vivait au dessus d’un rez-de-chaussée aménagé en étable, pour entamer des études d’agriculture dans une des fac de Zagreb.
Cependant, ça fait bien longtemps qu’il a lâché les cours et préfère se rendre au Blue Moon pour se déhancher au rythme du rock’n’rol avec son meilleur ami Jimmy et draguer les filles en leur posant cette question cruciale : plutôt les Beatles ou les Stones ?
Le personnage de Damir Karakaš peut effectivement passer de longues heures à se pavaner et s’observer dans les moindres détails, comparant son attribution capillaire à celui des autres gars, comme si un combat de coqs se tramait sous toute cette brillantine.
“ Tout ce temps, je ne m’étais pas rendu compte que mes cheveux avaient tellement poussé ; je me suis sculpté une des bananes les plus imposante que j’ai jamais portées. J’ai vidé deux flacons de laque, et effilé le sommet à tel point que j’avais l’air d’un homme-licorne. Jimmy a lui aussi remarqué que je n’avais jamais eu de banane aussi spectaculaire ; la sienne est plus ordinaire, il s’est juste laissé pousser des rouflaquettes un peu plus fournies. ”
Voilà qu’il reçoit un coup de fil de son père, un pèquenaud violent avec lequel il ne s’est jamais entendu. Froidement, il lui annonce la mort de son grand-père et le presse de venir assister aux funérailles. Et surtout, sans cet accoutrement qui leur fait honte dans tout le village.
Mais, malgré l’atmosphère de deuil qui règne, les insultes ne tardent pas à arriver entre le père et son fils, puis les menaces et enfin les coups.
De plus, ce retour au bercail va marquer le début d’une fissure dans l’esprit déjà perturbé du jeune homme. Oscillant entre ses racines issues de ce trou paumé et ancré dans une tradition inébranlable, et sa peur panique de l’avenir, telle qu’il en fait un véritable déni enfoui au plus profond de lui-même. Le décès va remuer un vrai bourbier de souvenirs dans l’esprit de Charlie, qui se souvient avec nostalgie et humour de son grand-père. En effet, cet ancien Oustachi aux manières rustiques et bourrues a été un père de substitution à ses yeux et surtout a été l’un des seuls de sa famille à toujours l’accepter tel qu’il est, même affublé d’une banane gominée et d’un jean moulant.
Damir Karakaš cristallise toute la jeunesse désoeuvrée, en quête de sens et d’avenir dans ce personnage qui repousse sans cesse l’entrée dans l’âge adulte et les responsabilités qu’elle engendre. Charlie est en proie à de violente crises d’angoisse qui lui donnent l’impression de suffoquer sans cesse tandis qu’autour de lui un climat de tension et de haine s’instaure pernicieusement : celui des prémisses de la guerre qui rongera la Croatie dés 1990.
Par ailleurs, c’est à travers le personnage de Jimmy, d’origine serbe, que l’auteur met en forme la haine et le racisme qui gangrène peu à peu le pays : fuite ou reniement de son propre nom pourront peut-être lui éviter de finir en cadavre…
En parallèle à ces prémisses de guerre, Charlie se remémore les horreurs perpétuées par les Oustachis, des insurgés antisémites et fascistes ayant commis de nombreux meurtres, pillages et tortures. Des questions se posent alors autour de ce grand-père, faisant figure de héros aux yeux de son petit-fils, connu pour être le protecteur des Tziganes et non pas un assassin du mouvement séparatiste. En enterrant son corps, de nombreux souvenirs resurgissent.
” Grand-père avait lui aussi était Oustachis ; tout le monde au village l’avait été, sauf un type qui avait inopinément décidé de partir dans la forêt rejoindre les partisans : le jour même, son père s’était pendu de honte dans sa grange. Grand-père affirmait que, pendant la guerre, personne n’avait jamais tu es personne : je le croyais. Pourtant, l’un de ses frères, le plus jeune, avait exécuté tout ce qui lui tombaut sous la main : hommes, femmes, vieillard, enfants.
Il haïssait tout particulièrement les Tziganes : il avait coutume de leur monter sur le dos, les attraper par les cheveux, et de leur donner des coups de talons dans l’aine pour les éperonner jusqu’en haut de la colline : quand ils l’ avaient porté jusqu’au gouffre, il les poussait dans l’abîme. ”
Dans Blue Moon, Damir Karakaš brosse le portrait d’un jeune mal dans sa peau, cherchant à s’identifier au sein d’une communauté pour échapper au jugement violent de son père et à l’incompréhension abasourdie de sa mère. Il est obnubilé par son apparence, ce look tapageur qui l’aide à se dresser délibérément contre son patriarche, à lui tenir tête sans user du moindre mot.
Charlie avance à reculons vers une vie d’adulte floue et sans promesse de sécurité… Blue Moon est le récit d’une fuite éperdue et précipitée, celle d’un jeune homme en quête de repères et de sens dans un pays au bord de l’implosion.
” Ensuite, mon père avait rangé l’appareil photo sur le placard de la chambre à coucher, comme une sorte de totem. Il n’y avait que lui qui l’époussetait soigneusement une fois parents avec un chiffon, racontant qu’il le gardait pour le jour où je me marierais ; son visage ne prenait une telle expression, plein de précautions et de plaisir, que lorsqu’il nettoyait son fusil. “
169 pages
Traduit du croate par Chloé Billon
Belleville éditions
Caroline