« Il nous faudrait des atlas fractals. Ces atlas fractals existent. Ce sont les livres. »
Publié par les éditions du Vampire Actif en parallèle de Jérusalem terrestre (éditions Inculte) – chroniqué ici par Ted –, Dans les ruines de la carte d’Emmanuel Ruben est un texte fécond, beau et intelligent. L’écriture, qui relie la cartographie, la peinture et l’écriture, s’y déploie en une tension poétique entre l’essai, le manifeste et une invitation à réinjecter de l’existence dans la création, à réinvestir l’espace entre les lignes et le hors-champ infini du songe et de la pensée , à faire appel à la mémoire, au rêve, au fantasme.
Tout au long du livre, Emmanuel Ruben revient sur sa fascination pour les cartes : cartes comme signes de pouvoir ou objets esthétiques, cartes précises ou déformées, cartes craquelées et fissurées de l’écorce terrestre, qui donnent à voir le monde, abolissent le temps et l’horizon. Dans les ruines des représentations passées du monde, il invoque tour à tour les tableaux de Vermeer, du Greco, de Klee, de Kirkeby, et accoste aux rivages littéraires de Borges, Gracq, Sebald, Stendhal, Proust, Michaux, Perec…
Des peintres et écrivains qui ont su, à l’instar d’André Breton, jeter à eux-mêmes le cri de Qui vive ? et interroger la vision intérieure, la relation intime entre le pouvoir imaginaire des cartes et le lien qu’elles entretiennent avec la fiction. Exploration de l’absence bien connue de frontière, du dérèglement rimbaldien des sens, d’un langage vécu comme un voyage, un langage préexistant au monde avant d’être projeté sur lui par la puissance créatrice.
Réinstaurant le roman en art du mentir-vrai, Emmanuel Ruben se prononce contre la littérature-monde, l’autofiction et la sclérose de l’authenticité, contre une idolâtrie du réel établi en utopie par des écrivains qui, au fond, ne parlent que d’eux-mêmes. Il met en garde contre le panoptique de ce palais de cristal d’un XXIe siècle dont la transparence virtuelle érige en pays de Cocagne le corps et la vie, réduisant celui-ci à un idéal plastique ou à une performance destructrice, et confondant celle-là avec le vécu. « Ce que le corps utopique a oublié, c’est l’esprit, l’âme, la pensée, la voix, l’aura, le souffle, le rythme, la respiration » : exhortation de l’écrivain-dessinateur à faire du langage, de la couleur, et du trait le véritable corps de l’artiste.
Lorsque les sciences dites dures ou humaines ne suffisent plus à « comprendre le monde tel qu’il nous était donné de l’appréhender » s’impose la nécessité d’un retour à la littérature, au dessin, à la peinture. « Le réel c’est l’improbable », insiste Emmanuel Ruben. Ce qu’on ne peut prouver. Pas plus qu’on ne peut prouver l’art. Cessons donc de le mettre en concurrence avec l’imaginaire, sortons de la littérature prête à l’emploi et des lieux déjà pensés, laissons le réel devenir ce matériau dont parle, chez Inculte, Claro. « Il n’y a pas un monde ou une littérature désenchantés, comme le croient certains esprits réactionnaires, qu’il faudrait réenchanter par on ne sait quel miracle poétique » : l’artiste doit sortir de la stase – exister –, être disponible pour l’enchantement, et ré-inventer dans une intention qui précède la découverte. C’est dans la brèche entre réel et imaginaire que se situe l’acte de création, et lorsque que l’écrivain en déplie la carte, le lecteur qui y voyage s’inscrit dans cet acte.
Emmanuel Ruben, en développant la notion de frontières infinies, donc franchissables par l’artiste, revient sur l’utopie comme île coupée de l’idée de lieu, séparée par essence du continent et du temps. Roc isolé dont on peut faire le tour et qui, une fois le socle posé, ne permet pas le re-nouvellement, le re-commencement, la ré-imagination, et en alternative duquel il propose l’archipel, qui contient en lui à la fois les îles et les mers qui le composent. L’archipel devient l’autre lieu dont l’horizon s’ouvre comme la pensée, l’hétérotopie qui inquiète, aiguillon qui stimule et devient le lieu des probables qui maintient en équilibre entre utopie et dystopie.
L’on pense, même s’il n’est pas évoqué, à L’archipel du Rêve de Christopher Priest dans lequel deux continents monolithiques qui se livrent une guerre perpétuelle sont séparés par un archipel, zone neutre aux frontières floues dont les îles et bras de mer sont le lieu du rêve et du fantasme. Averti de la tentation de l’enfermer ou de le définir qui transformerait l’archipel en goulag, Emmanuel Ruben fait de lui la structure dynamique, le passage et le réseau, et invite à une écriture en archipel, une écriture fractale, ramifiée.
Dans ce roman-atlas imaginé, le dessin ou le simple trait sauraient prendre le relais du langage, et la carte serait matrice du désir de créer. Les lecteurs se sentiraient libres et sauteraient « d’un chapitre à l’autre, d’un plan à l’autre, d’un détail à l’autre, d’une phrase à l’autre, en se perdant en vagabond dans leurs méandres, en cherchant leur itinéraire comme à travers un jeu de piste ». Cette lecture à la spatialité modifiée, comme le réseau de liens indénombrables de la carte géographique qui relient entre eux des nœuds tout aussi indénombrables évoque forcément l’idée de l’hypertexte qui, dépassant les frontières du numérique, est aussi espace mental et poétique de l’espace, liberté de l’écrivain, et liberté du lecteur qui s’approprie, enrichit de ses notes les pages, projette, voyage, navigue et crée, replaçant l’écriture au cœur de la vie.
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