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Guillaume Aubin – L’arbre de colère

Fille-Rousse est sortie d’un corps sans vie, au milieu des racines naissantes d’un arbre sacré.
Recueillie par la tribu des Yeux-Rouges, elle grandit au milieu des rumeurs et des prédictions et voit émerger une certitude dans son cœur : elle ne se sent pas fille, s’épanouit plus dans la chasse ou la course que dans les activités que l’on réserve aux femmes. Le Chamane qui a vu dans le nouveau-né miraculé l’incarnation de l’esprit sacré de Fille-Rousse, va alors lui donner le nom de Peau-Mêlée : l’être qui possède aussi bien la puissance du masculin que du féminin dans un seul corps.
Mais certains Yeux-Rouges se montrent réticents et même réfractaires au nouveau statut attribué à cette orpheline au passé mystérieux et qui n’est pas de leur propre sang. La méfiance, la jalousie et la haine éclosent dans les cœurs.

« Moi qui étais toujours dans les arbres, je ne vis plus qu’au sol. Où le vent ne tombe qu’en lambeaux. Le pays des odeurs et des insectes. Le pays de la terre sous les ongles, des lichens qui vous rendent fou de bonheur quand vous leur parlez. C’est le domaine privilégié de la peau, parce que c’est la grande peau de Terre-Mère. »

Peau-Mêlée, est à la fois lui, elle et l’autre. Elle interroge les limites préétablies de la binarité, bouscule les codes sociaux et ses représentations, s’interroge sur sa sexualité en gardant toujours une unique idée en tête : rester libre et vivre comme elle l’entend. Dans son ventre germe la graine d’un arbre aux racines profondes, s’enfonçant jusqu’au noyau de la Terre et aux branches qui s’élèvent au plus haut des cieux. 

L’arbre de colère interroge le rapport de l’humain face aux aspects pluriels de la dualité. Au travers de son personnage central dont on suit l’évolution intime pas à pas, Guillaume Aubin oppose les traditions ancestrales des Premières Nations et l’arrivée des premiers colons européens, confronte les temps de guerre à la sérénité fragile et interroge les rôles assignés selon les sexes. Il explore également l’individualité au sein de la vie en collectivité avec les tribus fictives semi-nomades des Yeux-Rouges et des Longues Tresses, mise en exergue par le caractère et la personnalité de Fille-Rousse, qui bouscule et déconstruit les codes depuis sa naissance. 

Plaçant la question du genre au cœur de son roman, l’auteur s’est inspiré du concept de bispiritualité (aussi appelée « two-spirits ») présent dans de nombreuses communautés amérindiennes. On pourrait l’assimiler à la notion de transidentité, mais avec une dimension spirituelle marquée. De ce fait, ces personnes étant traitées avec beaucoup de respect, car elles possédaient à la fois les forces des esprits masculins et féminins aux yeux des autochtones.

«  Ce n’est pas l’Ours. C’est le petit de l’Ours. Il a le poil fier. Le cuir souple. Le regard qui veut. Il a maintenant ses épaules d’homme. C’est ce qui m’a trompée. Les yeux, eux, ne trompent pas. Ce sont les mêmes que ceux du bord de lune. Des yeux qui ont le désir du sang. Des yeux qui n’ont jamais voulu la paix. La paix ennuie les enfants de pères à plumes. »

Cependant, Peau-Mêlée va se heurter à l’exclusion, à l’indifférence et à la cruauté de ses compagnons d’enfance. Ceux qu’elle a toujours perçus comme étant ses alliés font devenir ses ennemis, et c’est seule qu’elle va pouvoir s’élever pleinement. Connectée à la nature par tous les pores de sa peau, elle sait la sentir, la goûter, l’entendre. Elle se délecte du rythme des saisons, accueille aussi bien l’hiver que l’été à bras ouverts.
Après tout, elle est elle-même un fruit du qaa, cet arbre sacré aux baies hallucinogènes et empoisonnées, dont la valeur rituelle est souillée par sa commercialisation avec les hommes blancs.

Guillaume Aubin crée une atmosphère riche et même charnelle, par la force de ses descriptions et la puissance de ses mots. Il capture les murmures de la forêt et la morsure glacée d’une rivière et dessine les paysages sauvages de la taïga, à une époque où l’industrialisation n’existait pas et où les peuples autochtones vivaient encore en osmose avec la nature. On perçoit cependant les frisons des premiers massacres et du déséquilibre macabre portés par les colons, dont on sait aujourd’hui les terribles conséquences. 

L’arbre de colère est un récit nimbé de nostalgie et de secrets. Par la force de son personnage entier et libre,Guillaume Aubin y exprime des thématiques contemporaines faisant écho aux enjeux écologiques, politiques et humains actuels. 

« Je suis complémentaire de l’homme que j’aime. Mais je ne suis pas complémentaire de tous les hommes, parce que je ne suis pas un principe. »


Éditions La contre allée

352 pages
Caroline

À propos Caroline

Chroniqueuse

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2 Commentaires

  1. J’aime beaucoup cet article ! Bien écrit !

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