Reconnue avant tout pour son oeuvre majeure et autobiographique Persepolis, Marjane Satrapi a également réalisé plusieurs romans graphiques autour de l’Iran, de son histoire, de ses citoyens, de sa culture. Dans Poulet aux prunes, c’est à travers un personnage tourmenté et artiste qu’elle nous parle de son pays de naissance et de coeur mais aussi d’une histoire d’amour aussi belle que triste.
Toujours parée de son trait reconnaissable entre tous, Marjane Satrapi réussi à exprimer tellement de choses à travers un dessin à la fois naïf, dépouillé et efficace: le désespoir, la passion, autant de sentiments très forts illustrés en quelques coups de pinceaux. On y lit la courte vie de Nasser Ali Khan, grand joueur de tar (équivalent iranien du luth) qui ne trouve le bonheur et la félicité uniquement lorsqu’il joue de son précieux instrument, légué par son maitre bien des années en arrières. Or, lors d’une énième dispute avec sa femme Nahid, celle-ci brise le manche du tar, symbole de toute cette affection que son mari ne lui porte pas.
Nasser Ali se lance alors à la quête d’un nouvel instrument pour remplacer l’ancien maintenant brisé, mais il a beau s’adresser aux meilleurs luthiers de Téhéran à Mashhad, tenir en main un tar yahya (l’équivalent d’un violon stradivarius), rien à faire: les notes sonnent fausses, terriblement fausses et lourdes à ses oreilles.
Le protagoniste plonge alors dans une profonde dépression qui le mène à un choix irrévocable: il va se laisser mourir. S’entame alors huit longues journées et nuits où il va replonger dans son passé. Découpé en autant de chapitres courts, cette attente de la mort Nasser Ali va la passer seul dans sa chambre et va découvrir qu’à chaque jour sa peine et son fantôme du passé.
Tout d’abord il y a deux de ses enfants, Farzaneh et Mozaffar que tout oppose dans le coeur de leur père. En effet, si Farzaneh est sa préférée, Mozaffar l’indiffère plus qu’autre chose, notamment à cause de sa physionomie et son caractère qui sont aux antipodes du siens. Et pour Nasser Ali, la ressemblance physique est gage d’entente spirituelle! Sans oublier que Nahid a décidé seule de sa mise au monde…
Nahid, personnage tout aussi complexe que le héros de ce Poulet aux prunes: femme éprise depuis toujours de son mari, elle va connaitre le bonheur absolu en se mariant avec lui mais également les pires moments de sa vie en se heurtant jours après jours à une indifférence et un manque d’affection total de sa part. Le summum de son malheur réside bien sûr dans ce tar qui semble éveiller plus de sentiments chez son époux qu’elle-même malgré tout ses efforts. Son aigreur et sa froideur, tout ses emportements cachent autant de dévotion l’a rongeant jusqu’à l’usure.
La soeur et le frère de Nasser Ali vont également se présenter à son chevet: Elle pour lui avouer que ce qu’elle est devenue est en parti grâce à lui, qu’il l’a aidé dans ses décisions et montré la voie d’un bonheur que lui-même n’a jamais eu. Lui pour tenter de lui remonter le moral, en vain. En même temps, remuer le passé pour encourager Nasser Ali à croire en l’avenir n’est pas la meilleure des solutions; cancre à l’école, il a toujours été dans l’ombre d’Abdi, pourtant le cadet des deux. Leur mère porte toute son attention sur le plus jeune, le couve et ira jusqu’à vendre tout ses biens pour le sauver de la prison lors du coup d’Etat.
De cette mère qu’il a aimé il se remémore les derniers jours, où entourée d’un épais nuage de fumée (car elle disait toujours que « la cigarette est la nourriture de l’âme et profita de ce met jusqu’à son dernier souffle), il assistera à ses funérailles auprès de derviches tourneurs qui lui conteront d’incroyables histoires.
Des histoires incroyables, notre héros va également en attendre de la bouche même d’Azraël, l’ange la mort venu en personne à la rencontre du joueur de tar atteint de profonde dépression. Dialogue, poème et histoire vont rythmer leur entretien annonciateur d’une fin qui arrivera finalement trop vite pour Nasser Ali Khan.
La découpe des images, la brièveté des phrases employées par Marjane Satrapi ainsi que le rythme insufflé à Poulet aux prunes nous rapproche rapidement du personnage. En assistant à des ellipses sur fond noir, à son cheminement esseulé vers une fin choisie, elle nous donne la clé même de l’esprit si rude et revêche de Nasser Ali, clé qui porte le nom d’Irâne. La belle Irâne, qui sera l’unique femme faisant battre le coeur du joueur de tar, celle dont il pensa chaque jour de sa vie, celle qu’il aurait pu épouser si son père ne s’y était pas opposé. Irâne, qui deviendra malgré elle la hantise amoureuse de Nasser Ali, sa muse et même celle qui fait vibrer les cordes de son âme.
C’est l’histoire d’un homme et des femmes qui ont marqué sa vie: mère, soeur, épouse, fille, lyre, mort. D’un homme qui ne voit plus le monde qu’en noir et blanc, qui n’a plus que le goût de la cendre dans la bouche même lorsqu’il mange un autrefois si délicieux poulets aux prunes. C’est l’histoire de sa seconde mort au finale, celle qui achèvera enfin son existence brisée peut-être pas seulement à travers son tar fracassé mais aussi à cause d’une simple phrase, si petite et pourtant si importante.
Marjane Satrapi nous concocte une sacrée recette douce-amère, avec son écriture pince-sans-rire, ses anecdotes farfelues et cocasse qui viennent contrebalancer la mélancolie de ce roman graphique qui fait autant rire que pleurer, un peu comme la vie. Oscillant entre fiction et réalité, elle brouille les pistes en se mêlant elle-même au récit, puisant une fois de plus son inspiration dans son quotidien et sa famille, parlant d’une voix culottée et tendre de ce pays à la tradition et à la religion encore très ancrées.
C’est un Poulet aux prunes préparé avec beaucoup, beaucoup de tendresse. C’est un conte moderne impertinent et touchant, qui traite d’un sujet pourtant macabre avec une virtuosité telle que ce qui en ressort le plus, c’est le parfum si volatile et précieux de l’amour.
Edtions L’Association
Collection Ciboulette
88 pages
Caroline