Depuis plus de quatre ans, le deuxième dimanche de chaque mois, Léo Henry envoie une nouvelle par e-mail à ses lecteurs. Plusieurs d’entre elles font partie de ce recueil (chacune, envoyée à un an d’intervalle). D’autres, inédites ou issues de publications en revue, viennent compléter l’ensemble. Et pourtant, Point du Jour n’a rien d’une collection contingente de pièces composites : tant l’œuvre que l’univers qu’il constitue sont d’une remarquable cohérence.
« J’aimerais que vous m’appeliez Ishmaël.
– Ta gueule, le plancton.
Ou alors. Ou alors bave utile.
Taille-nous de la belle histoire. Fais-nous monter du rêve.
Prouve-toi méritant du bon accueil des cétacés.
Lève-toi.
Debout, te dis-je.
Fais-craquer ta carcasse.
Et chante ! »
(La Ballade de Gin & Bobi)
Point du jour est un territoire indéfinissable, résidu côtier de tissus urbains, de voies de chemins de fer et de souterrains, à la temporalité désaxée par un soleil qui semble ne jamais s’éteindre, dont les lueurs au lever donnent pourtant au lieu son nom propre. Il est habité par une faune singulière, d’espèces hybrides, contraintes d’adapter leur éthos à ce milieu inhospitalier. On y rencontre des insectes, des spécimens aquatiques aux allures monstrueuses, et les restes d’une humanité post-apocalyptique, rampant dans des souterrains et constituée en tribus : des lombrics, des termites ou encore des hommes-rats. Sous la plume de Léo Henry, cet environnement glauque et inquiétant prend vie par des histoires et des chants. En effet, à Point du Jour, les légendes remplacent l’histoire, et savoir en conter de belles peut même être une question de survie : ainsi, le conteur de La ballade de Gin & Bobi se voit contraint de narrer les péripéties traversées par les deux héroïnes sous la menace d’un groupe de cétacés en pleine beuverie.
Qui donc, à Point du jour, peut se permettre encore de ne pas croire aux histoires ?
(Alvorada)
Oralité et musicalité sont des constantes de ce recueil, comme en témoignent les titres des nouvelles, quasiment tous empruntés à des chansons, de vieux standards de blues qu’on réinterprète au fil des générations de musiciens. Des personnages de légende, également, se démarquent – parfois nommés, parfois non – dont la plus remarquable est sans doute Bobi, une gynoïde à la peau noire dont les aventures et la quête irrépressible de liberté parcourent tout le recueil.
Comme dans toute tradition orale, les récits de Point du Jour se croisent, se perdent, se rejoignent, au point qu’on ne sache plus très bien qui raconte, qui est raconté, qu’on peine à démêler le faux du vrai. D’où l’impression qui se dégage, à la lecture des nouvelles, qu’une même réalité ne peut être palpée qu’à travers des versions, et que la version change en fonction de la voix qui la porte. Point du jour brouille les pistes, propose plusieurs carrefours et plusieurs points d’entrée : dans sa structure même, le recueil semble pouvoir se retourner comme un gant – plusieurs voies d’accès sont ainsi proposées à la toute fin du livre : ordre de l’édition, chronologie de la narration, ou encore chronologie de la collation des nouvelles. Au lecteur est laissé le soin de choisir la voie par laquelle il se fraiera un chemin parmi les textes.
Je ne vous ai pas assez dit à quel point tout est beau ici-bas, ni de quoi ont l’air nos visages lorsque ce monde malade joue de nous comme de grands instruments. Les gens de l’en-ville meurent plus vite encore, et violemment qu’ailleurs. Nous avons trop de détresse pour la pouvoir penser, le désespoir pollue chaque chose comme une rage de dents. Mais nous nous débattons ici, les nerfs pluchés à vif, écrasés par la presse, et jaillissons pour jouir. Nous avons pour nous l’obstination amoureuse de la rue. Nous avons la rage partagée de l’émeutier-ère. Nous avons la musique.
La trompette de Stiff Jimmy Brown est un vaisseau spatial patiné d’or stellaire.
(Alvorada)
Si l’on peut, avec autant de plaisir, séjourner auprès des ombres et des fantômes de Point du jour, errer en compagnie de ces personnages qui fuient quelque chose sans toujours savoir où aller, chercher les fils qui courent d’une histoire à l’autre, bref : si ce recueil fonctionne aussi bien, c’est parce qu’il constitue un tout parfaitement intégré, travaillé, au sein duquel les nouvelles font sens. Y répondent aussi, comme un repère visuel et une ponctuation, les superbes planches dessinées de Stéphane Perger. C’est enfin que le style de Léo Henry, rythmé, sonore, d’une grande puissance expressive, assurerait à lui seul la continuité de la lecture quand la compréhension primaire d’un schéma narratif nous fait défaut. A deux doigts de l’hermétisme, une réflexion nous retient, la crudité des mots nous surprend, les images nous pètent à la figure et leur beauté nous saisit, le sens se compose de l’intérieur.
Cirrus jaune crasse. Trois charognards larges coassent, croix statiques dans les ascendants, becs en poinçons, je baille. Somnole. Acquitté le travail, j’ai tout le temps du monde. Suis libre. Les pans d’immeubles engloutis sont les murs de mon labyrinthe. Nous sommes tous, ici-bas, à errer.
Trente-trois virgule trois. Je ne suis pas de vos minorités. Je gagne ma vie en ce royaume dont j’ai mangé le roi.
(Down there by the train)
Point du Jour témoigne à la fois d’une grande ambition littéraire, et d’une forme d’humilité d’auteur, celui-ci cédant sa position de donneur de sens à une multiplicité d’instances narratives ainsi qu’à l’affectivité du lecteur.
Dans son travail d’écrivain, Léo Henry donne l’impression d’expérimenter constamment, d’essayer des formes, des registres, des genres – comme en témoignent ses incursions dans la science-fiction d’aventure (Le Casse du continuum, Folio SF, 2014) ou le thriller lovecraftien (La Panse, Folio SF, 2017) – et en même temps, de savoir toujours exactement où il va, tant il est capable de donner consistance à des œuvres toujours plus folles, dont tous les éléments semblent entrer en résonance. On attend la prochaine avec impatience.
Pour s’abonner aux nouvelles par e-mail, c’est ICI.
Point du Jour, Léo Henry & Stéphane Perger.
Librairie Scylla, 2017.
Anne.