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Rosa Montero – La folle du logis

Enfant, l’imagination fait partie intégrante du quotidien, du réel. Grandir, devenir adulte, c’est apprendre à dompter ses pensées pour intégrer une norme sociale. Seuls les artistes, les écrivains, peuvent encore rêver au grand jour et laisser libre cours à leurs “daimons” sans être traités de fous. C’est, entre autre, ce que nous explique Rosa Montero dans La folle du logis.

Rosa Montero était partie pour écrire sur l’écriture, la littérature. Et puis son projet s’est transformé en cours de route ; car la littérature ne va pas sans l’imaginaire, et la frontière entre imagination et folie est parfois mince. Reliées par des fils parfois invisibles, elles se côtoient, se mélangent, se dissocient, se frôlent parfois dangereusement.

« Il est curieux que la littérature puisse endiguer les dérives psychiques puisqu’elle nous met également en contact avec cette réalité énorme et sauvage située au-delà de la raison.

Nombreux écrivains ont écrit sur la littérature, l’écriture et, à fortiori, sur le pouvoir des mots et des idées. Entre autobiographie et essai littéraire, ils tentent de se raccrocher à une certaine réalité, comme si écrire sur ce qui les a forger, ce à travers quoi ils se sont construit leur donnait une réalité palpable, une existence concrète.
Chacun à ses repères pour reconstituer le fil de sa vie. Mais écrire sur soi n’est-ce pas une manière de réinventer sa vie, son enfance ? Les souvenirs que nous en avons ne sont-ils pas modifiés par la distance, déformés par les émotions qui ressurgissent ? N’y a t-il donc pas autant de fiction dans une (auto)biographie que dans un roman ?

« Nous inventons nos souvenirs, ce qui revient à dire que nous nous inventons nous-mêmes car notre identité se trouve dans notre mémoire, dans le récit de notre biographie. »

Anecdotes à l’appui, Rosa Montero met en parallèle vie et œuvre d’écrivains connus ou méconnus pour, bien souvent, en souligner le décalage. Elle raconte comment l’écriture à influer sur leur vie, comment certains romans sont nées, ont survécu, sont passés à la trappe… Comment un échec, un succès, le pouvoir, ou encore la vanité peut compromettre la création littéraire et porter préjudice à de grands écrivains tels que Herman Melville, Truman Capote, Italo Calvino ou Wolfgang Goethe, sans pour autant remettre en cause leur talent.

Elle en vient ainsi à décrypter les processus de création : des diverses sources d’inspiration à la réinvention de la réalité, des blocages aux déclics, de la fulgurance d’une idée à son temps d’infusion. Il suffit parfois d’un fragment de vie, d’un rêve, d’un geste ou d’un mot interprété, amplifié, remodelé pour que l’imaginaire prenne le relais. Et tandis que les mots fixent les idées jusque là mouvantes et fluctuantes, une nouvelle réalité prend forme. La réalité est transformée à partir du moment où elle est racontée. Elle existe, émerge de manière différente selon les mots choisis et les ressentis qui y sont associés.

Que le point de départ d’un roman soit fictif ou réel, sa construction relève d’une alchimie interne mêlant connaissances, souvenirs, imagination. Mais, contrairement au savoir et à la mémoire, “le pouvoir de l’imagination est sans limite” et il arrive que la provenance d’un roman échappe à son auteur. De l’influence onirique ou hallucinogène chez R.L. Stevenson aux “daimons” de Rudyard Kipling, l’esprit créatif se défend de toute “pensée rationnelle et conscience du moi”.

“L’esprit d’un romancier n’en fait qu’à sa tête, il est en proie à une sorte de compulsion affabulatrice qui peut être un bienfait ou un désagrément. (…) Mais ces désagréments sont compensés par l’invention créatrice, par les autres vies que nous, romanciers, vivons dans l’intimité de nos pensées.”

“c’est un autre qui invente nos romans, un autre qui nous les dicte car nous ne savions pas que nous savions ce que nous sommes en train d’écrire”

Expériences personnelles, imagination, rêves, drogues, agissent donc sur la perception du réel et alimentent le potentiel créatif d’un écrivain. L’écriture est un moyen d’apprivoiser son imagination, de libérer les personnages fictifs qui les hantent, et peut ainsi être considérée comme un moyen de préserver son équilibre psychique. Finalement, la littérature permettrait aux écrivains de gérer toutes ces vies parallèles qui se télescopent parfois dans leur tête. Mais il arrive qu’ils se perdent dans le vaste champ qui s’étend au-delà du réel…“Cela se produit quand ce que l’on écrit commence à faire partie du délire ; quand la folle du logis au lieu d’être locataire de notre cerveau, s’empare de la totalité de l’édifice et que l’écrivain s’y retrouve prisonnier. »

La folle du logis de Rosa Montero se lit comme un roman. On y retrouve son talent d’écrivain, la finesse de ses analyses psychologiques mais aussi son habileté à naviguer entre la réalité et la fiction… Alternant ses propres expériences et le parcours d’auteurs emblématiques, elle nous emmène dans les méandres de la pensée – cette zone insondable où tout peut basculer d’un côté ou de l’autre – entre souvenirs, imagination, folie et réalité, s’il y en a une.

« l’imagination rivaliserait-elle avec la mémoire pour s’emparer du territoire de l’esprit et notre tête ne serait-elle pas assez grande pour contenir à la fois mémoire et imagination ? En locataire diligente, la folle du logis se débarrasse des souvenirs pour être plus au large. »

Rosa Montero est romancière et journaliste pour El País. Elle est l’auteur de nombreux romans et essais publiés aux éditions Métailié pour la traduction française. Née au début des années cinquante, elle appartient à la génération d’écrivains espagnols ayant vécu la fin du franquisme – cette période transitoire où le pouvoir ne semblait appartenir à personne. Tout semblait possible, surtout a vingt et quelques années : “ce qui me plaisait (…) c’est la liberté quotidienne qui commençait à se construire sous un régime en plein déclin, la contre-culture, la musique assourdissante, l’esprit d’aventure et d’innovation qui palpitait dans l’air et la sensation incroyable de pouvoir changer le monde.”

La folle du logis - Rosa Monteroéd. Métailié, 2004
200 pages
traduit de l’espagnol par Bertille Hausberg

Pauline

À propos Pauline

Chroniqueuse

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Un commentaire

  1. Une excellente lecture, j’ai vraiment beaucoup aimé.

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