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Tamta Mélachvili Merle, merle, mûre

Tamta Mélachvili – Merle, merle, mûre

À quarante-huit ans, Étéri mène une vie paisible et rangée dont la monotonie lui convient à merveille. Célibataire depuis toujours, elle n’envie en aucun cas ses amies mariées et mères qui n’ont jamais une seconde pour elles, noyées sous les flots des tâches ménagères. Il faut dire qu’Étéri a déjà donné à ce niveau-là, avec son enfance passée à s’occuper à faire la vaisselle, à laver et repasser les vêtements de son grand frère et de son père… Aujourd’hui, elle vit pour elle-même, libérée de toute charge mentale, se préparant soigneusement une retraite confortable en mettant de côté les bénéfices de son petit magasin. Elle s’accorde tout de même quelques plaisirs simples, notamment pendant ses visites aux grossistes quand elle profite de son passage en ville pour déguster un savoureux mille-feuilles. Ou encore lorsqu’elle va cueillir des mûres sur les bords du Rioni ! En effet, quoi de plus délicieux que de succulentes confitures de mûres pour supporter la grisaille et le froid de l’hiver ? 

Mais alors que la quinquagénaire récolte justement les précieux fruits, elle manque de tomber du haut de la falaise en plein dans les eaux déchainées du fleuve… Après qu’elle ait frôlé la mort, Étéri voit son quotidien bouleversé en un clin d’œil : elle, avant si calme et réfléchi, se lance à corps perdu dans une relation passionnelle avec son livreur et ait hantées par les souvenir des défunts et la crainte de sa propre fin.

À travers le regard que l’héroïne de Merle, merle, mûre porte sur le monde et sur sa propre vie, l’autrice géorgienne Tamta Mélachvili fait résonner la voix de celles qui sont stigmatisées, mises de côté et sous-représentées. Se suffisant à elle-même, Étéri bouscule les codes, car elle ne fait pas partie de ce panthéon de mères (célibataires ou non) ou de compagnes aux destins grandioses, extraordinaires. Elle qui a jusque là mené une vie de « petite souris » où chaque jour ressemble au précédent, devient subitement l’amante d’un homme marié. Mais ce qu’elle craint une chose par-dessus tout, c’est le regard des autres. Il ne manquerait plus que le voisinage apprenne que cette « vieille fille » fait des kilomètres pour retrouver les bras de son amoureux !

« Une semaine plus tard, je me suis retrouvée dans sa nouvelle rue, celle où elle avait déménagé pour vivre avec son mari. Mon père m’avait envoyée à son collège récupérer l’un de ses livres.
En passant devant chez elle, je n’ai pas pu résister, je me suis arrêtée devant le portail pour jeter un coup d’oeil, et je l’ai vue, penchée au-dessus du robinet dans la cour, faire la vaisselle à l’eau froide. Et c’est là que j’ai compris qu’en réalité, le mariage, c’était ça. Vous savez ce qui se cache derrière le joli voile de la mariée ? Faire la vaisselle à l’eau froide, les mains usées, l’échine courbée ! »

Sa jeunesse marquée par le rejet farouche de son frère ainé et par la tristesse indifférente et maladroite de son père l’a dégouté des hommes, et cette enfance passée à repriser plutôt que de s’amuser avec les gamins de son âge lui a laissé un goût amer. Entre ces traumas et ceux des autres, Étéri a donc opté pour une indépendance totale et une solide carapace, bien mises à mal par une bête cueillette de mûres !

Sa routine est ainsi balayée par un maelström d’émotions gagnant en intensité au fil des pages, ballotant Étéri au cœur d’un tourbillon furieux où elle s’exclame, s’indigne, et se souvient pour mieux se découvrir. Réfractaire à la vie de couple et désenchantée, elle qui a toujours refusé qu’un homme ne l’approche va sentir son cœur s’emballer et son corps être parcouru de frissons à la simple pensée de son livreur !
Mais malgré tous ces chamboulements, sa soif d’indépendance la poussera à prendre autant de recul que possible. Car sa crainte d’être emprisonnée par un mari et jugée par son entourage est également accompagnée d’une honte viscérale à ne serrait-ce que se rendre à une simple visite gynécologique. Une phobie réellement répandue, entrainée par une méconnaissance du corps féminin et de lourds tabous. 

Évoluant au centre d’un petit village pétri de conventions, le personnage fort et attachant d’Étéri illustre l’un des aspects du féminisme d’hier et d’aujourd’hui, trop peu représenté. À ses côtés, Tamta Mélachvili laisse s’épanouir celles qui vivent seules et heureuses, encore considérées comme étranges dans notre monde contemporain. Celles qu’on nommait auparavant sorcières, qui sont montrées du doigt et souvent plaintes plutôt qu’enviées. Qui ne s’inquiète pas de voir leur lignée s’éteindre avec elles, de ne pas s’entourer d’enfants et de petits-enfants pour leurs vieux jours. Qui se suffit à elle-même.

Monologue intérieur débordant de vie, Merle, merle, mûre suit la renaissance, éprouvante et un brin chaotique, d’une femme qui pensait ne jamais connaître d’éclat ou de chamboulement. Un livre hors des sentiers battus, tendre et effréné.

« Elle m’a tout simplement intégrée à sa maison et à sa vie. Et avec qui ai-je connu une vie aussi confortable depuis? Personne! J’avais mon petit coin de paradis avec la vieille femme qui s’occupait de moi. « Mais qui es-tu, pour moi ? » je lui demandais. « Ta grand-mère » elle me répondait, mais je savais qu’elle n’était pas ma grand-mère. Et je ne l’ai jamais appelée comme ça, je l’ai toujours appelée Domna. »

Tropismes éditions 
Traduit du géorgien par Alexander Bainbridge et Khatouna Kapanadzé
250 pages
Caroline 

À propos Caroline

Chroniqueuse

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