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Tarjei Vesaas - L'incendie, paru chez La Barque et l'Oeil d'or

Tarjei Vesaas – L’Incendie

Ça commence par la sonnerie d’un téléphone noir. Un appel inopportun. Prévisible, mais dérangeant. Puis cette voix qui lâche dans un souffle un message sibyllin : « ça vient de chez moi ». Cette simple phrase pousse Jon, propriétaire du téléphone en question, le nouveau venu en ville, l’étranger, à quitter sa chambre et à sortir, sans bien savoir ce qu’il laisse ni ce vers quoi il va. Pas vraiment une fuite. Ou alors une fuite en avant.

Ça aurait pu être le début d’un Lynch, ça en a la mystérieuse saveur, perlée d’angoisse et d’inquiétude sourde. On aurait pu y croiser Jacquemort, le drôle de psychanalyste du dernier Vian, car on y sent l’absurde fantasque et la grande tristesse.
Mais ce n’est rien de tout ça. Ce sont en fait les premières lignes d’un immense chef d’œuvre : L’Incendie de Tarjei Vesaas.

Paru pour la première fois en 1961, deux ans avant une autre de ses plus belles réussites : Le palais de glace, L’incendie a été traduit en français en 1979 (merveilleuse traduction de Régis Boyer) puis réédité en 2012. Le roman, étrange et dérangeant, désoriente autant qu’il fascine et fait incontestablement partie des romans qui bouleversent les lecteurs dans leurs tréfonds. Vesaas était incroyablement doué pour ça.

Jon quitte donc sa chambre, mu par le simple besoin de le faire après cet appel. Dès lors, les rencontres se multiplient, des personnages sans nom entrent et sortent de sa vie, à un rythme de plus en plus effréné et lui s’égare, orienté seulement par une contingence qui l’amène de lieux en lieux, d’évènements en hasards.

Quand on ne sait rien au monde, le bruissement d’une rivière peut bien vous être un but.

Entre errance et chemin d’apprentissage, Jon (et avec lui le lecteur) comprend qu’il ne peut rien, qu’il ne maîtrise rien et qu’il est condamné à être le témoin d’évènements qui le bouleversent et l’altèrent. Devant ces péripéties parfois dramatiques ou grotesques mais le plus souvent effroyables, l’impuissance de Jon à agir n’a d’égal que notre impuissance à tout saisir. Car L’Incendie est un monument de symbolisme, dans lequel chaque détail se soustrait à notre compréhension, doit être interprété.

Il tremblait. Évidemment, il sentait qu’il n’y avait pas moyen de lever un seul doigt sur elle. Comme s’il se heurtait à un mur quelque part. Elle, sa marmite de roche et tout, il n’y avait pas moyen de les atteindre. Aucune explication. Il avait seulement été initié, afin qu’ensuite il fût au courant et gardât cela en soi quelque part comme un bloc de plomb.

Cette citation parle d’un fardeau qu’une vieille femme impose à Jon au début du roman, et dont la connaissance le change sans qu’il ait pu en saisir toutes les implications. Mais elle est pertinente à plus d’un titre, car au-delà de montrer l’impuissance du héros et les frontières invisibles du sens « se heurtait à un mur quelque part », elle peut également se lire comme l’effet que produit l’œuvre sur son lecteur. La quête de l’explicable est abolie, parce que, comme tous les spécialistes de Vesaas le disent : il est l’auteur de l’indicible, de l’informulé. Alors que l’émotion, quelle qu’elle soit, reste. Profondément.

Les personnages, dont aucun n’est nommé, se succèdent. Êtres de papier, ils semblent appartenir aux situations dans lesquelles ils se trouvent. L’obligation d’un travail, d’une émotion, d’une action. Ils exigent tous de Jon qu’il y participe, aussi inexplicablement absurde ou figée que soit la situation. Et, lui, poussé par une étrange voix intérieure qui prend le contrôle de ses actes, accède à leur exigence, quand bien même son instinct esquisse de vagues révoltes.
Incapable de prendre réellement part au monde, Jon en devient le témoin privilégié, le héraut.

Mais quel est donc cet incendie qui couve et qui donne son titre à l’œuvre ?

C’est peut-être un mal qui se propage, qui se répand sous le regard angoissé de Jon. Des haines et des violences, des ratés, des inconséquences. Des scènes terrifiantes et des dialogues impossibles, qui se croisent sans se rencontrer, qui ne s’adressent à personne.

C’est peut-être cette réalité qui se désagrège. C’est d’ailleurs ce qui rapproche le roman de l’Arrache-cœur. Dès le moment où Jon quitte sa chambre, le roman bascule et l’irréel prévaut. Les évènements se déroulent parfois dans une ambiance brumeuse, onirique, souvent cauchemardesque. La question se pose : est-ce que ce qui se passe, se déroule réellement ? Cela affecte la narration, la temporalité et parfois même le langage. Cela affecte Jon. Cela affecte le lecteur.

Il voyait venir le soir… mais quel soir était-ce là ? Il n’était pas en état d’élucider la chose. Il n’existait plus de temps régulier à mettre en ordre. J’ai dû perdre le fil en dormant. Je ne sais pas ce qui est et ce qui n’existe pas. Écoute, voilà le scieur, loin là-bas, quelque par dans les lointains bleus. Je ne suis arrivé nulle part, en tout cas. Mais chez moi, je n’y reviendrai jamais.
Pensons. Essayer de penser.

Mais Jon a beau tenter de penser, l’incendie se propage. Le lecteur s’accroche à tout ce qui fait sens, aux détails infimes posés ça et là et qui le guident à travers l’histoire.

L’incendie, ce feu qui couve, c’est peut-être également l’apprentissage de ce que l’on n’aurait pas voulu connaître. La vérité qu’on commence à peine à saisir. L’essence de la vie des autres, de sa propre vie qui se déroule, immuablement, dans ce qu’elle a de plus beau, «ça aussi ça existe», et dans ce qu’elle a de plus laid.

Heureusement ponctuée de touches de douceur ou d’espoir : la battue d’un village pour retrouver une disparue, le sourire d’une jeune fille radieuse, l’herbe fraîche d’une prairie qu’on ne fauche pas, l’aventure de Jon, aux airs de conte grave et troublant, l’amène aux bords d’un précipice. Elle est une véritable épreuve aussi bien pour lui que pour le lecteur et repousse les limites de la littérature.

L’Incendie est une œuvre majeure et fait partie de ces livres aux abords impénétrables, qui, même si leur sens premier nous a échappé, continuent une vie autonome et grandissante à l’intérieur de notre esprit. Ils restent ancrés en profondeur et germent lentement dans un coin de notre être, quelque part. Leur influence sur nous est grande, leur empreinte demeure.

Toute résistance est vaine, tout acharnement à vouloir à tout prix expliquer l’est tout autant et L’Incendie ne cède et ne dévoile son essence qu’au moment où l’on n’essaye plus.

Calme est la surface
au pays des flammes,
rien n’est visible,
tout est en équilibre.

Mais des choses ont cours
à cet instant,
tel l’éboulement chaud
au cœur des montagnes.
Ils le savent, les rares
qui ont vu à travers les fissures
et senti la chaleur frapper.

 

(Extrait du poème « Calme est la surface », du recueil Être dans ce qui s’en va)

L'incendie de Tarjei Vesaas

 

Éditions la Barque et l’œil d’or

Traduction de Régis Boyer

Postface d’Olivier Gallon

240 pages.

 

Hédia

 

 

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Chroniqueuse

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4 Commentaires

  1. ah, vous évoquez Boris Vian ?
    oui, en effet
    j’ai aussi pensé à Kafka, à la beauté cruel de Wajdi Mouawad dans Anima
    à l’arrachement de la poésie qui emporte au delà de soi

    ce récit est envoûtant, édifiant, éblouissant
    ça ne ressemble à rien de lu jusqu’ici, chaque mot marque comme le fer sur la peau

    mais ne pas en dire plus, il se savoure à chaque surprise au croisement des pages

  2. je viens de découvrir Vessas, avec un premier livre “les Oiseaux”…..Quelle écriture étonnante,simple,aucune envolée, dialogues simples, histoire magnifique:….Un grand écrivain qui réussit à partir de rien, une vieille fille et son frère attardé mental, vivent au bord d’un lac….un jour, un homme arrive. Le personnage de Maathis est émouvant. On aurait pu s’attendre à un personnage inquiétant, glauque à la Faulkner…avec des moments glauques! Pas du tout, le personnage est innocent, et le restera jusqu’à la fin,celle d’une violence qu’il retourne contre lui….Magnifique

    • Merci pour votre commentaire. On apprécie particulièrement Vesaas sur Un dernier livre et nous avons également chroniqué “Les oiseaux” qui est effectivement l’un de ses chefs d’oeuvre. Je vous recommande vivement de lire “Le palais de Glace”, chroniqué par Marcelline. Une merveille.

  3. Superbe chronique !!

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