Accueil » Interviews Auteurs » Entretien avec Claro
Claro_entretien

Entretien avec Claro

A l’occasion de la parution du dévastateur Comment rester immobile quand on est en feu, de la traduction d’Anges radieux, le premier roman de William T. Vollmann, et à l’annonce de celle en cours de Jerusalem d’Alan Moore, Un dernier livre a souhaité s’entretenir avec Claro, auteur et traducteur qui bouscule et réveille la langue.

 

« La “poésie” – et par ce mot j’entends ici les forces subversives de la langue – joue, peut jouer dans le roman le rôle d’un contre-pouvoir. Ce qui manque souvent au roman, c’est justement la menace poétique. » Cette phrase, extraite d’un billet de ton blog, illustre bien Comment rester immobile quand on est en feu, texte dans lequel tu ébranles autant le lecteur que la langue, et qui est presque le manifeste d’un langage nouveau. En quoi cette « menace poétique » est-elle nécessaire, voire vitale, pour la littérature aujourd’hui ?

Il y a comme un fossé de plus en plus grand entre les écrivains lancés dans une entreprise romanesque et ceux préoccupés davantage par le texte, comme si, après les expérimentations des années 60-70, après le Nouveau Roman, une scission s’était produite, ou du moins élargie. D’un côté, on a des romanciers qui ne cherchent plus qu’à faire du roman bourgeois, où la narration prime, le style étant devenu une chose suspecte, voire obsolète ; de l’autre, on a des écrivains qui cherchent, expérimentent, mais en se méfiant comme de la peste du récit. Je ne suis pas sûr qu’il faille choisir entre les deux, comme s’il s’agissait de « camps ». Ce qui est sûr, c’est que de plus en plus le travail sur l’écriture est relégué au dernier plan, c’est comme un artefact en trop, et quiconque ose expérimenter est taxé d’obscurantisme, de virtuosité vaine, etc. La « menace poétique » ce serait ce moment où la langue accepte de rester instable, de prendre des risques, de mettre en danger le style acquis. Il y a une donnée essentielle en écriture, et c’est l’échec, non pas l’échec vécu comme un raté, mais l’échec travaillé dans sa vitalité, ses ambitions, ses contradictions. Je ne peux ici que reproduire la fameuse phrase de Flaubert : « Une bonne phrase de prose doit être comme un bon vers, inchangeable, aussi rythmée, aussi sonore. »

 

Tes livres précédents (Madman Bovary, CosmoZ, Tous les diamants du ciel, Crash-test…) étaient déjà marqués par la poésie, par un style incisif qui fouille et renouvelle la langue, par une exploration des blancs, des mots à la typographie. Comment rester immobile quand on est en feu diffère de ces livres en ce qu’il explose la structure narrative, ne met pas en scène de personnages, mais fait s’affronter deux voix, deux idées de la langue. Quelle est la genèse de ce texte, d’où est née l’idée ?

Au départ, ça a surgi à partir d’un mot, ou plutôt de deux mots accolés : « appétit-néant ». A partir de là, j’ai laissé une voix s’ouvrir et se déplier, puis j’ai senti que cette tentative disons poétique nécessitait une seconde voix, plus pragmatique, afin que s’instaure une sorte de combat entre l’instance lyrique et le discours didactique, ce qui allait donner naissance à une forme de logomachie possiblement intéressante. Il y a aussi, je crois, derrière le texte, l’affrontement de deux principes, féminin et masculin, avec l’idée d’une langue-mâle dominante se heurtant à une langue plus subtile, plus volatile.

 

Tu travailles avec différentes maisons d’édition : Actes Sud, Inculte, L’Arbre vengeur, le Cherche midi éditeur pour lequel tu codiriges la collection « Lot 49 »… Comment rester immobile quand on est en feu est publié aux éditions de l’Ogre, dont tu as également préfacé le premier titre (Aventures dans l’irréalité immédiate suivi de Coeurs cicatrisés de Max Blecher, Prix Noctune 2013). Comment s’est faite la rencontre avec cette maison d’édition, née en 2014 ?

C’est mon ami Jérôme Dayre, ex-libraire et désormais un des boss d’Inculte, qui m’a fait rencontrer les Ogres. On s’est tout de suite bien entendu, et de fil en aiguille, leur curiosité et leur intérêt pour ce que j’écris m’ont conduit à leur parler de ce texte que j’étais en train de finir et dont je ne savais pas trop quel devait être son destin. Je le leur ai fait lire, et leur enthousiasme (et leur compréhension) a fait le reste. C’est comme si le texte les attendait.

 

Ta traduction des Anges radieux de William T. Vollmann est sortie en janvier chez Actes Sud, c’est un livre fort et très dense, écrit dans une langue hors limite, qui charge, caricature, déforme la réalité. Vollmann est un monstre de la littérature américaine, comme Pynchon, Gass, Gaddis, Barth, que tu as aussi traduits. La traduction a-t-elle une influence sur ton propre travail de la langue, quelle est la porosité entre traduction et écriture ?

On m’a posé des tas de fois cette question et à chaque fois je m’ingénie à essayer de donner une réponse point trop simpliste et éventuellement satisfaisante, mais la vérité c’est que je ne fais guère de différence entre les deux activités, si ce n’est qu’écrire m’épuise physiquement (genre post-coïtum) et traduire m’excite (option préliminaires). L’aller et retour entre les deux permet donc, si je puis dire, d’affiner les orgasmes en rafale que ces activités suscitent…

 

Y a-t-il un auteur que tu aimerais traduire et auquel tu n’es pas encore confronté ?

J’aurais bien aimé traduire Burroughs, mais surtout je rêve de traduire Under the volcano, d’ailleurs j’ai commencé, je me donne dix ans. J’aimerais aussi traduire Alice Notley (poétesse américaine), mais je ne me sens pas encore prêt pour la poésie.

 

Depuis août 2015, tu as publié Crash-test (Actes Sud) et Comment rester immobile quand on est en feu (L’Ogre), achevé les traductions du Courtier en tabac de John Barth (Cambourakis) et d’Anges radieux de William T. Vollmann (Actes Sud), et tu travailles en ce moment à la traduction de Jérusalem d’Alan Moore (Inculte), un chantier énorme de plusieurs milliers de pages, sans compter l’écriture de tes billets de blog sur Le Clavier Cannibale ! Comment s’articulent les temps de l’écriture, de la traduction, de la lecture ?

Je suis très organisé. Je me lève vers dix heures, je vais au café lire le journal jusqu’à onze heures, puis je rentre relever le courrier, ensuite je vais faire des courses, je cuisine, je déjeune, vient alors l’heure de la sieste, suivie de quelques lectures, il est alors dix-sept heures, je traduis une page ou deux, j’écris un demi-paragraphe et je me remets en cuisine, ensuite de quoi je sors boire des coups avec des potes jusqu’à trois heures du matin. Hum.
Plus sérieusement : J’ai la chance de n’avoir besoin que de cinq heures de sommeil. Il me reste donc dix-neuf heures pour faire rentrer tout le reste.

 

Tes critiques sur Le Clavier Cannibale révèlent un grand lecteur, exigeant et attentif, qui arpente hors des sentiers battus. A titre personnel, je te dois quelques belles découvertes, je pense entre autres à l’auteur argentin Pablo Katchadjian ou à Marie Cosnay. Certaines de tes chroniques ont d’ailleurs été publiées dans un recueil chez Inculte (Le Clavier Cannibale, 2009). Comment déniches-tu tes lectures : librairie, chroniques web et papier, conseils… ?

Je fouine en librairie, mais de plus en plus des éditeurs m’envoient leur production, après avoir vu le genre de livres que j’aime, que je défends. Je lis rarement les articles dans la presse, et consulte fort peu les blogs, non par désintérêt mais pour éviter d’en savoir trop sur le livre. Je préfère découvrir à l’instinct, en feuilletant, tâtant, humant, ou alors me laisser conseiller par des amis, des proches. Par exemple, quand Olivier Rohe me dit de lire Claude Simon ou Annie Ernaux, j’obéis servilement, je lis tout.

 

Pour conclure, peux-tu partager avec nous les derniers livres qui t’ont marqué ?

Il y a bien sûr Mémoire de fille d’Annie Ernaux. Mais parmi les grandes découvertes récentes, je citerai surtout Rouge décanté de Jerouen Brouwers (Folio) ; Le roman de la communauté, de Philippe de la Genardière (Actes Sud/Babel) ; Le soir du chien, de Marie-Hélène Lafon (Seuil/Points).

 

Comment rester immobile quand on est en feu, Claro, éditions de l’Ogre, 2016. Lire la chronique ici.

Crash-test, Claro, Actes Sud, 2015. Lire la chronique ici.

Anges radieux, William T. Vollmann, trad. (anglais) de Claro, Actes Sud, 2016. Lire la chronique ici.

Le Courtier en tabac, John Barth, trad. (anglais) de Claro, Cambourakis, 2015. Lire la chronique ici.

Le Clavier cannibale, http://towardgrace.blogspot.fr/, (blog de Claro).

 

Lou.

À propos Lou

Vous aimerez aussi

Marina de Van (extrait de "Tous comptes faits")

[Portrait] Marina de Van : aux frontières du possible

Dans le vaste panorama du cinéma et de la littérature contemporaine, rares sont les artistes …

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Powered by keepvid themefull earn money