Connue pour ses romans, notamment Le Club Jane Austen et Nos Années sauvages, Karen Joy Fowler est également l’autrice prolifique de nouvelles. Les éditions de la Volte nous offrent 17 de ces histoires courtes, restées jusqu’à aujourd’hui sans traduction française. Écrites entre 1985 et 2017, les voilà réunies dans Comme ce monde est joli, un recueil des plus savoureux au titre un brin cynique, dans l’esprit de ce qu’il contient.
Fantastique, science-fiction, fantasy ou simplement étrange et inclassable, le style de ces nouvelles témoigne de toute la maîtrise de l’écriture de Karen Joy Fowler. Toutefois, pas de chute spectaculaire pour ces histoires là, l’autrice préfère nous laisser face à nos propres inquiétudes et nous renvoie à notre incompréhension du monde. Chaque nouvelle est un petit monde hermétique, un huis clos dans lequel les codes sont bousculés et dans lequel nous sommes immergés avec les personnages.
Un homme aux yeux bandés, le nez bouché, est incapable de différencier le goût d’une pomme de celui d’un oignon. L’être humain, c’est évident, tâtonne dans un monde dont il ne perçoit ni ne comprend rien.
C’est aussi le récit de l’intime qui traverse l’œuvre de Karen Joy Fowler qui explore nos peurs irrationnelles. En s’affranchissant des règles, avec beaucoup de liberté, elle adapte sans cesse son écriture pour servir son propos. Elle respecte parfois les codes de la SF, mais simplement pour planter un décor tandis que son intérêt se porte ailleurs : si elle fait intervenir des extraterrestres hostiles ou d’autres créatures inquiétantes c’est toujours dans le but de mettre en perspective les relations délétères entre humains, leur incompréhension réciproque et le malaise qui naît entre eux.
Mrs Narr voulait parler de nourriture. Lorsque Reagan avait été élu Président, les Desmond avaient acheté des tonnes de rations de survie lyophilisées. Mrs Desmond choisit de ne pas en parler tout de suite et lorsque Mrs Narr lui fit part de ses craintes de manquer, elle feignit de les partager. « Pourquoi ces créatures sont-elles venues ? fit Mrs Narr d’une voix éraillée. Que nous veulent-elles ? »
Plus largement, Karen Joy Fowler développe un regard féminin (ou female gaze) sur l’inquiétant monde clos de la famille dans lequel ses personnages féminins s’ennuient fermement, ainsi que sur les effets délétères du couple hétérosexuel sur les femmes et l’immense tracas que suppose le rôle de mère. Un point de vue sans doute aiguisé par les sept années pendant lesquelles l’autrice s’est occupée de ses enfants en tant que femme au foyer. C’est d’ailleurs à ce moment-là qu’elle a commencé à écrire.
Quant à savoir pourquoi j’écris, je le sais très bien. Aucun mystère là-dessous. J’écris parce que quand je parle, personne ne m’écoute.
Enfin, son œuvre aborde avec subtilité la question de la construction de l’identité, en explorant les mondes imaginaires (le sont-ils vraiment ?) des enfants ou les superstitions que les adultes ont apporté de leur pays natal.
Mystérieuses, étranges, tendues, oniriques, parfois ironiques et drôles, les nouvelles composant ce recueil sont autant d’histoires étonnantes et envoûtantes. Par ailleurs, un cahier de commentaires des traducteurs, Luvan et Léo Henry, complètent le livre. Eux-mêmes auteurs de littérature de l’imaginaire, ils nous donnent leur vision éclairée de l’œuvre de Karen Joy Fowler. Ils nous apportent notamment des clés de compréhension quant aux jeux de mots et doubles sens impossibles à traduire et dont le texte est truffé. Enfin, leur analyse est illustrée par de nombreux extraits d’interviews de l’autrice.
Nouvelles choisies et traduites de l’Anglais (Etats-Unis) par Luvan et Léo Henry.
Paru le 23 septembre 2021 aux éditions La Volte
432 pages
amélie
“Mettre en perspective les relations délétères entre humains, leur incompréhension réciproque et le malaise qui naît entre eux”, c’est exactement ce que fait pour moi Karen Joy Fowler dans ce recueil brillant (qui ne représente qu’une partie, certes significative, du travail de nouvelliste de l’autrice).