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Entretien avec Benjamin FOGEL, auteur de La transparence selon Irina

Roman aussi fascinant que glaçant, La transparence selon Irina présente un monde pas si lointain différent de celui dans lequel nous vivons aujourd’hui. Dans le roman, nous sommes en 2058, mais nous ne trouvons aucune imagerie futuriste fantaisiste. La seule différence notable (et elle est de taille, puisque c’est à partir de celle-ci que tout le roman s’articule) est qu’Internet n’est plus qu’une page de préhistoire, et que chaque être humain est connecté au Réseau, un espace où apparaît les goûts, les envies, les relevés bancaires, les relations amicales et amoureuses et les activités professionnelles de tout le monde.

Ainsi, on ne peut plus rien cacher, l’identité et le passé de tous sont accessibles. Le Réseau, par son fonctionnement, abolit le mystère, l’anonymat et l’intimité. C’est dans la vraie vie que, paradoxalement, on peut retrouver l’intimité perdue et l’anonymat désiré. Une partie de la population est donc libre de se créer un pseudonyme dans la « vraie vie – IRL », là où cela est interdit dans la vie virtuelle – IVL. Les plus radicaux, eux, quittent totalement le Réseau (et sont donc, officiellement, morts) pour entrer dans une espèce de résistance prête à faire sauter tout l’édifice. On les appelle les Obscuranets, et ils sont assimilés à des terroristes.

Camille Lavigne, elle, navigue dans tous ces univers. Très active sur le Réseau, elle est cependant une Nonyme (dans la vraie vie, elle utilise un pseudonyme et se fait appeler Dyna Rogne) et est fascinée par les Obscuranets, au point d’avoir entretenue une relation avec l’un d’eux nommé U.Stakov.

Surtout, Camille nourrit une vénération qui vire à l’obsession pour l’une des grandes prêtresses du réseau, Irina Loubovsky, modèle absolue, théoricienne hors pair du Réseau, avec qui elle entretient une relation – virtuelle – presque dysfonctionnelle, entre attente malsaine d’une approbation qui ne vient que trop rarement et soumission volontaire. Mais, dans ce monde où la transparence est un modèle de société et où aucune part d’ombre n’est possible, personne ne sait véritablement qui est Irina, ce qu’elle veut et ce qu’elle cache.

Pour explorer en profondeur ce demain pas si lointain, rencontre avec l’auteur, Benjamin Fogel, dont il faut également rappeler qu’il est le fondateur des éditions Playlist Society, qui publie des essais sur le cinéma, la musique, et toute cette sorte de choses (n’hésitez pas à vous pencher sur cette maison, notamment l’essai de Damien Leblanc sur la série Mad Men, ou le recueil collectif consacré à Paul Verhoeven).

Comment est né ce roman ? Quelle a été l’idée première ? Sur quel constat du présent as-tu basé le futur décrit dans le livre ?

Je travaille beaucoup par couches en essayant de superposer l’intime, le politique et une approche sociale ou philosophique. Les idées s’imbriquent entre elles et finissent par former un canevas qui peut justifier ou non la nécessité d’écrire et de produire de la fiction. La Transparence selon Irina est née ainsi, de la confrontation entre : une expérience intime (les relations de maître à élève et les jeux de domination que j’ai connus sur Twitter à la fin des années 2000) ; un enjeu politique (l’évolution du capitalisme et des rapports de classe) ; et une question philosophique (la place de l’identité et de la liberté dans un contexte de transparence).

La force du roman est qu’il décrit un futur plausible. Est-ce cela la recette pour réussir un roman d’anticipation ? Rester le plus proche possible du réel ?

Le rôle de l’anticipation et de la science-fiction ont changé pour moi ces dernières années. Il ne s’agit plus de présenter des futurs apocalyptiques pour alerter les gens sur la nécessité de redresser la barre et de se prémunir d’un avenir tragique, mais d’acter que des temps difficiles vont advenir et de s’y préparer en présentant des alternatives politiques et sociales, et en s’interrogeant sur ce qu’on est prêt à sacrifier pour s’en sortir. Cela se traduit chez moi par une volonté de rester dans le domaine du possible et donc dans une extension du présent.

Il faut ensuite trouver le bon équilibre entre proximité et éloignement par rapport à notre quotidien. Dans La Transparence selon Irina, la majorité des briques technologiques impliquées existent déjà, mais ne sont actuellement pas imbriquées. La partie anticipation repose sur cette idée : assembler toutes ces briques et voir quel modèle technologique et social en découle. Cela génère un monde dans lequel on peut facilement se projeter – puisque l’on en connaît déjà les composantes technologiques – tout en créant un décalage qui interroge les voies que nous sommes en train d’emprunter.

D’ailleurs, quelles sont les œuvres qui t’ont le plus influencé ? Dans les livres de références en fin d’ouvrage tu cites La zone du dehors d’Alain Damasio. Et l’Infinie comédie de David Foster Wallace ? Il semble avoir une certaine place dans ton roman.

Alain Damasio est l’une de mes influences principales. Par sa capacité à inventer des alternatives aux modes de vie, par sa manière de redonner de la puissance au lecteur sur son environnement, de lui donner envie de vivre plus intensément, il est l’auteur français en activité le plus nécessaire. C’est un exemple à suivre en matière de mélange de politique, de philosophie et de poésie. La Zone du dehors joue un rôle capital dans mon roman parce que le mouvement révolutionnaire des Obscuranets est directement inspiré de La Volte dans le roman de Damasio. Connaître La Zone du dehors permet de mieux comprendre les motivations de certains de mes personnages, celles de Zax notamment.

Je mentionne L’Infinie Comédie de David Foster Wallace parce qu’en 1996 à sa sortie, c’était une œuvre d’anticipation. Avec le temps, l’évolution du monde ne flirtant pas avec la folie imaginée par Wallace, elle est devenue une œuvre rétro-futuriste. Au moment de l’écriture, je m’inquiétais que mon roman puisse se retrouver très vite dépassé par les évolutions technologiques du monde réel. Faire référence à un grand roman comme L’Infinie Comédie était un moyen de relativiser, de me rappeler à quel point l’absence de concrétisation des prédictions ne rendent pas pour autant caduque les œuvres d’anticipation.

Au niveau des autres influences, on peut évidemment citer Philip K. Dick et J. G. Ballard, mais aussi Virginies Despentes au niveau des changements de point de vue et pour la question de la place de la femme, avec l’idée que la misogynie est dans le futur le dernier bastion des haineux.

On peut dégager deux thèmes centraux dans le roman : la transparence et l’identité. Commençons par la transparence. Comment la définir aujourd’hui ? Comment l’as-tu imaginé devenir une règle incontournable, une obligation, dans le monde de ton roman ?

La notion de transparence m’a toujours passionné. C’est à la fois une valeur hyper positive – qui synthétise trois termes importants pour nos sociétés : l’honnêteté, la clarté et l’intelligibilité –, mais aussi un terme très négatif puisqu’il signifie la perte de l’intimité et le fait d’être sans cesse percé à jour, potentiellement contre sa volonté. Je voulais ainsi interroger la moralité de la transparence au sein de nos sociétés. Faut-il en faire un nouveau paradigme du vivre-ensemble pour en finir avec le mensonge, les complots et les malversations financières, ou au contraire la fuir pour défendre notre liberté et notre vie privée ?

Les hommes et femmes de 2058 sont déshumanisés puisqu’ils sont assistés par un régulateur de vie, qu’aucune rencontre n’est le fruit du hasard et que toute leur vie (décisions, pensées, apparence) est soumise à notation (par le métadicateur). Que devient l’humain s’il n’est plus maître ni de ses choix ni de sa spontanéité ?

Privé de ses choix, l’humain devient contrôlable et prévisible. Les sociétés de contrôle sont perverses parce qu’elles font croire à l’humain qu’il a toujours le choix en lui proposant un certain nombre d’opportunités restreintes. La vie devient un questionnaire à choix multiples. Il suffit de cocher des cases pour soi et pour les autres. L’ensemble crée une fausse liberté : l’humain est libre, mais dans un cadre hyper borné. C’est ce que j’ai essayé d’illustrer dans La Transparence selon Irina. Pour autant, je ne dirais pas que les hommes et femmes de 2058 sont déshumanisés : ils aiment, lisent, se cultivent, débâtent, s’améliorent. Ce sont des comportements très humains de gens qui vivent dans une bulle de confort – le techno-cocon comme l’appelle Alain Damasio – et consacrent leur existence à leur vie en ligne. D’un point de vue philosophique, il me semble que la vie n’est pas forcément moins humaine parce qu’elle passe par le filtre d’un écran.

Au final, sur la question de cette perte de liberté et spontanéité, ce qui m’intrigue, c’est de savoir si les gens sont forcément moins heureux dans ce contexte. Dans un principe même de liberté, je suis assez favorable au fait qu’on laisse les gens choisirent le propre niveau de liberté auquel ils aspirent.

Sur la question de l’identité, la réussite du livre repose sur ce renversement où le monde virtuel est en un sens plus réel que le monde réel. Les anonymats et les pseudonymes se créent dans le monde réel. Creuser ce paradoxe a-t-il été tout l’enjeu de ton travail d’écriture ?

Oui dès le départ, il y a cette idée d’un monde où les rapports entre réel et virtuel se sont inversés. Alors qu’au début d’Internet, on possédait sa véritable identité dans le monde réel et que l’on pouvait être anonyme sur Internet, La Transparence selon Irina propose le mode de fonctionnement inverse. Cela permet d’amener l’idée que le vrai monde est celui où on se présente sa véritable identité, faisant ainsi primer le virtuel sur le réel. Ce paradoxe m’intéresse particulièrement parce qu’il amène la question suivante : qu’est-ce qui nous définit le mieux, la somme des datas accumulées au cours de notre vie ou notre manière d’exister physiquement dans le monde réel au jour le jour ? Sans apporter de réponse, tout le roman cherche à savoir si une somme de données factuelles peut prévaloir sur l’essence même des êtres.

Dans un monde où tout est autant contrôlé (d’ailleurs tu précises que la criminalité a quasiment disparu), l’anonymat dans le monde réel est-il une véritable bulle de liberté, ou bien est-ce un leurre ?

Je dirais que c’est une bulle de respiration qui ne se substitue pas à une liberté totale. Dans le monde réel, Camille continue de vivre selon les règles du Réseau. Ses déplacements et ses actions sont pensés en fonction de leur impact sur le monde virtuel, et des traces en ligne qui en découleront. Les seuls pouvant prétendre à la liberté sont les nonistes qui ont décidé de sortir du système, de vivre à la marge ou dans la clandestinité. Refuser le contrôle ici revient aussi à abandonner la vie sociale. C’est un choix difficile et je ne juge pas mes personnages rienaca qui se sentent bien à l’intérieur du Réseau.

Les identités sont troubles, comme le genre est trouble. C’était important pour toi de faire de ton personnage principal un personnage androgyne, au prénom incertain et au sexe jamais clairement défini ?

Oui. C’est un roman sur l’ambivalence, où Camille ne veut pas choisir entre l’existence IRL et la vie IVL, et souhaite profiter du meilleur des deux mondes. Il fallait que cette ambivalence se retrouve dans sa personnalité, mais aussi dans sa sexualité. Qui plus est, je tenais vraiment à un futur où toutes les combinaisons sont possibles, où les systèmes d’information permettent de se définir comme une somme de caractéristiques sans qu’un choix en exclue un autre.

Alexandre

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