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Stéphane Vanderhaeghe – Trésors Cachés

La « littérature américaine », comme toute littérature en traduction sans doute, n’est peut-être pas tout à fait celle qu’on croit. L’étiquette, plus qu’une appartenance culturelle, peut d’emblée susciter des images et des clichés. Comme l’idée selon laquelle la littérature américaine serait une littérature des grands espaces, de la nature, du grand ouest. Comme l’idée selon laquelle la littérature américaine serait une littérature de l’excès, des grands formats, des romans-fleuves ou romans-monstres. Il y en aurait d’autres, de ces images stéréotypées, en partie vraies et fondées. Mais en partie seulement. Chaque pays, chaque complexe éditorial, s’invente sans doute ses propres littératures nationales. Autrement dit, la littérature américaine traduite en français est peut-être aussi et avant tout une invention française ; en témoigne l’appropriation célèbre, voire la captation de Poe, illustre inconnu outre-Atlantique lorsque Baudelaire le fait passer en France, le raccrochant ce faisant à une tradition somme toute étrangère au contexte dans lequel Poe écrit.

Je réponds ici à l’invitation de Ted, qui m’a demandé — sans doute en ma qualité de chercheur en littérature américaine contemporaine, mais aussi de traducteur — de parler des livres américains que je jugerais importants et qui n’auraient pas encore été traduits en français. Tâche ardue et délicate s’il en est. La liste que je pourrais dresser de ces essentiels n’engagerait évidemment que moi, mes convictions et mes goûts, ma compréhension, forcément subjective, de ce qu’est ou de ce que fait la littérature américaine. En d’autres termes, ma vision de la « littérature américaine » n’est en soi ni plus ni moins objective, mythique, parcellaire, construite, erronée que celles des éditeurs français. Un pan entier de la réalité éditoriale des États-Unis ne m’intéresse pas, pour les mêmes raisons qu’un pan entier de la réalité éditoriale française ne m’intéresse pas. La grande majorité des romans américains traduits aujourd’hui en français sont signés d’auteurs, hommes ou femmes, qui me sont inconnus, que je n’ai pas lus et que je n’ai, soyons honnête, pas vraiment l’intention de lire. Ce qui ne veut pas dire que ces voix américaines soient toutes, sans exception, dépourvues d’intérêt — loin de là. Si ces auteurs sont traduits aujourd’hui, c’est qu’on les estime représentatifs de la réalité éditoriale américaine — de ce qui s’y publie, de ce qui s’y lit ; et donc, de ce qui s’y vend. 

Pour autant, il ne s’agit pas d’intenter dans ces lignes un procès à l’édition française. Je ne suis pas éditeur, mais suis suffisamment en contact avec bon nombre d’entre eux pour comprendre une partie des enjeux auxquels l’édition est confrontée. Aussi faut-il rappeler qu’un roman traduit est un roman dont l’éditeur français a acquis les droits ; il ou elle en a payé la traduction, dont le coût est calculé au nombre de feuillets de 1500 signes, espaces compris ; il en a fait un livre, avec toutes les étapes que cela comporte, de la préparation de la maquette à la relecture d’épreuves en passant par la relecture et la correction, la réalisation d’une couverture et la rédaction de sa quatrième. Et le circuit ne s’arrête pas là. Bref, publier un livre étranger, c’est aussi et peut-être avant tout, de la part de l’éditeur, prendre un risque économique que les aides versées, par le CNL par exemple, ne contribuent pas toujours à amortir. On peut le regretter bien sûr, mais on peut également comprendre que bon nombre de décisions dans ce domaine soient prises pour des motifs ayant en surface peu à voir avec des considérations purement esthétiques et littéraires. 

Au début des années 1980, Robert Coover — dont une partie de l’œuvre est disponible en traduction aux Éditions du Seuil — définissait le roman américain comme un genre éminemment rebelle. Le mainstream, disait-il, était précisément ce qui ne suivait pas de « courant dominant », ce qui ne se conformait pas à une direction prédéterminée. Ce qui fait du roman américain un roman américain, c’est sa volonté de se soustraire aux schémas hégémoniques. Serait alors profondément « américaine », selon Coover, toute œuvre qui s’inscrirait contre des modèles hérités, celle qui remonterait la tradition à contre-courant. Le mainstream américain se définit ainsi par son absence, son retrait, ses refus, ses rejets, ses césures. Le roman américain, tel que défini par Coover, est donc inclassable, inassimilable, frondeur et réfractaire — « iconoclaste » est le terme qu’il utilise, de mémoire. Le repérer est donc à la fois simple (c’est celui qui nage à contre-courant) et impossible (il navigue en eaux profondes, hors de portée).

On comprend d’autant mieux, dès lors, qu’il puisse avoir du mal à nous parvenir. Quelque chose, en lui, demeure radicalement étranger. Ce que disait Proust à sa manière, déjà, rappelant que « les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère ». La littérature américaine ne fait pas exception à la règle, elle qui a dû s’inventer sa propre langue pour échapper à « l’anglais » qui, longtemps, rattachait les lettres américaines à la mère patrie dont le pays s’était affranchi. Claro le dit bien, quelque part. Lorsqu’il traduit un roman américain, il ne traduit pas « de l’anglais (des États-Unis) » vers le français, selon la formule consacrée sur les pages de titre ; mais il traduit « du Gass », « du Pynchon », « du Vollmann » vers un français qu’il lui faut frapper de leurs sonorités, de leurs rythmes, de leurs musiques propres. En un sens, c’est vrai de toute traduction, de tous les pays, de toutes les langues. Mais c’est peut-être exacerbé par cette américanité rebelle et revêche.  

Alors, parmi les auteurs, les voix, les écritures qui ne nous seraient pas encore parvenus des États-Unis, ou partiellement, je pourrais avancer les noms suivants ; ceux d’écrivains ou d’auteures dont l’œuvre me paraît profondément originale, atypique, rebelle, fouineuse, personnelle, vindicative. 

Il y aurait Robert Coover, dont l’œuvre à nous être parvenue en français est partielle à ce jour : si The Universal Baseball Association est une évidente cause perdue (qui pour lire, en France, un roman sur une ligue imaginaire de baseball, jeu de salon inventé par un comptable célibataire et blasé ?), il nous manque son diptyque, féroce et hilarant, The Origin of the Brunists (1966) et sa suite, The Brunist Day of Wrath (2010) — saga sur la naissance, dans une petite ville minière du Midwest à l’heure où le charbon vit ses derniers jours, d’une religion fantasque, ses dérives fondamentalistes et ses retombées médiatiques autant qu’économiques. Il y aurait bien le recueil de nouvelles, aussi, Pricksongs & Descants, qui fut traduit au début des années 1990 chez Gallimard, mal (paraît-il — l’ouvrage est introuvable), et partiellement, certaines nouvelles ayant disparu de la traduction ; ce qui, pour un ouvrage savamment composé et orchestré comme Pricksongs & Descants, relève d’un contresens. Publié en 1969, ce livre a exercé, et exerce encore, une influence considérable aux États-Unis sur bon nombre d’écrivains contemporains. On y trouve notamment « The Babysitter », nouvelle paradigmatique qui demeure l’une des plus anthologisées encore aujourd’hui. Mais qui, en France, lit des nouvelles ? 

Il y aurait Joseph McElroy, contemporain des Pynchon et DeLillo avec qui il est fréquemment associé. Parmi les auteurs « postmodernes », il fait souvent figure d’outsider. Son œuvre est complexe, à l’image de la société dans laquelle elle puise, emprunte aux sciences, à l’image de Plus (1976), un des plus courts romans de McElroy, qui se propose — entre science-fiction et roman philosophique — de reconstruire, à même la langue, une conscience humaine ; un cerveau, Imp Plus, en orbite autour de la terre et au contact de voix monitorant son périple, fait l’expérience de lui-même, de ses souvenirs et traumas enfouis, des raisons pour lesquelles il a accepté de se livrer à ce protocole expérimental. Women and Men (1987) demeure à bien des égards son magnum opus, dans tous les sens du terme — mille deux cents (1200) pages —, et pour cette raison est lui aussi une cause perdue. 

Il y aurait Shelley Jackson, une auteure aux projets plus fous les uns que les autres ; comme celui d’écrire une nouvelle sur la peau de ses lecteurs — un mot = un tatouage = une parcelle de peau. Ou d’en écrire une autre dans la neige. Les Éditions José Corti avait fait paraître la traduction par Bernard Hœpffner d’un recueil de nouvelles, La Mélancolie de l’anatomie, en clin d’œil au traité de Burton parmi leurs collections. Jackson écrit lentement et a depuis publié deux romans, Half Life (2006) et Riddance (2018), deux romans à la narration à la fois classique et élégante, et à l’imaginaire atypique, qui mêle une réflexion sur le corps et la matérialité de l’écriture. On doit aussi à Jackson des œuvres numériques, dont Patchwork Girl (1995), composé lors de ses études à Brown University, considéré comme le plus abouti des hypertextes de fiction. 

Il y aurait Eugene Marten, auteur confidentiel d’une œuvre sans concession, au réalisme froid, sombre et souvent malsain, salué par ses pairs (un des derniers protégés de Gordon Lish ; Blake Butler, Brian Evenson, Sam Lipsyte en tarissent pas d’éloges à son sujet), mais oublié par la critique. Marten excelle à sonder les entrailles de l’Amérique, sa part maudite et obscure, ses déchets et rebuts. Waste est à cet égard un petit chef-d’œuvre de noirceur.   

Il y en aurait d’autres, encore, nombreux et nombreuses, comme Diane Williams et Noy Holland, deux auteures qui excellent dans l’art de la nouvelle — genre condamné en France au motif que le lectorat français ne s’intéresse pas à la forme courte — très courte, chez Williams. Il y aurait aussi des auteurs comme Gary Lutz, à qui se sont frottés déjà quelques traducteurs français, ayant semble-t-il jeté l’éponge face à l’étonnante plasticité de la syntaxe de Lutz, lui aussi auteur de nouvelles. On entre ici sur le territoire mythique des réputés intraduisibles. S’y trouve aussi Peter Markus, pour des raisons purement conceptuelles. En soi, ses textes pourraient ne pas être à proprement parler intraduisibles, mais la traduction n’est pas uniquement affaire de sémantique, mais aussi de performativité. Markus opère le choix de n’écrire qu’à partir de monosyllabes, visant une extrême simplicité et un dénuement radical. Il n’y a qu’à lire cette phrase et le paragraphe qui l’entoure pour comprendre que le français s’accommode mal du monosyllabique. D’un point de vue performatif, toute traduction de Markus est d’emblée vouée à l’échec. 

Et puis il y a celles et ceux dont l’œuvre, à l’instar de Coover, a commencé à être traduite mais demeure lacunaire et dont une vue d’ensemble, l’appréciation du parcours qu’elle trace de texte en texte, fait irrémédiablement défaut. Le Joshua Cohen français ne sera jamais le Joshua Cohen américain tant que manqueront Witz et Book of Numbers. Il en va de même pour Gass dont manque la traduction de ses essais ; de John Barth, dont l’œuvre récente est ignorée, les éditeurs préférant souvent, à quelques exceptions près, regarder vers l’avenir et tenter de dénicher le prochain David Foster Wallace, plutôt que de regarder en arrière. 

Il y va en fin de compte, toujours, d’une relation personnelle, frôlant le fétichisme. Un peu comme ces groupes de rock dont on se targue de les avoir découverts avant tout le monde, avant que le succès ne fasse d’eux autre chose. À les voir désormais écumer les stades, on se prend à regretter le temps où on n’était que quelques dizaines à secouer la tête sur leurs premiers titres dans une salle underground. Comme toute littérature étrangère, la littérature américaine regorge de trésors cachés, précieux, fragiles — Alexander Theroux, Marguerite Young —, dont on se dit, parfois, à regret peut-être, que les mettre entre toutes les mains ne serait pas leur rendre service. 

retrouvez les romans de Stéphane Vanderhaeghe, Charøgnards, À tous les airs ( ritournelle) ainsi que son prochain roman ( parution en 2021) chez Quidam Éditeur

    

À propos Ted

Fondateur, Chroniqueur

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