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Dana Grigorcea Ceux qui ne meurent jamais

Dana Grigorcea – Ceux qui ne meurent jamais

La Roumanie, pays au riche folklore, n’est pas sans évoquer les légendes se cachant au sein de ses forêts aussi denses qu’inquiétantes. La plus célèbre d’entre elles est sans doute celle qui entoure le prince de Valachie Vlad III Basarab, plus connu sous le charmant sobriquet de l’Empaleur. 

Dans Ceux qui ne meurent jamais, Dana Grigorcea transpose cette figure sanguinolente et mythique aux nuits d’une jeune artiste, retournée séjourner dans le petit village de B. niché aux pieds des Carpates. Venue chercher l’inspiration entre les murs de la villa Diana, appartenant à sa grand-tante adorée Mamargot et abritant ses souvenirs de vacances les plus chers, elle tente d’y retrouver les parfums révolus de son enfance. Dans cette maison, elle recouvre cette ambiance légère, les vas et-vient incessant des invité·es, les tablées nombreuses et les éclats de rire autour des splendeurs perdues… Et pourtant, impossible de ne pas constater l’exode qui touche B., ses habitions laissées à l’abandon par une nouvelle génération émigrée à l’étranger, en quête de jours meilleurs. 

Cependant, c’est ce même village exsangue qui va brusquement devenir le point de mire des touristes et des journalistes du monde entier suite à une macabre découverte ! Lors d’un enterrement, un corps abominablement mutilé est trouvé caché dans la crypte familiale de la narratrice, et avec lui des armoiries prestigieuses gravées sur l’un des tombeaux… Le célèbre dragon qui s’y dessine ne peut être que le blason du fameux Val l’Empaleur !

« À l’époque je n’ai rien vu venir ; et j’invoquerai pour preuve de mon insouciance d’alors les fines lignes de craie blanche bien propres que je traçais consciencieusement, tôt le matin, sur la terre battue du court avec le charriot grinçant en tôle verte à une roue, la caresse du soleil sur les bras et, dans les narines, l’air grisant des montagnes et des forêts de sapins. »

C’est alors que commence l’imperceptible transformation de la jeune femme, dont l’esprit s’embrume de songes éveillés et de rencontres nocturnes avec Dracula. Ses visions fantomatiques s’accompagnent de pouvoirs étranges, comme celui de flotter dans le ciel ou de faire s’accélérer le temps en clignant simplement des paupières. Nullement inquiétée par son nouvel état, elle vacille entre passé et présent, chimère et réalité, assistant à la vaste farce qui plonge B. dans une frénésie ridicule. En effet, profitant de la mythologie qui entoure le terrible Comte, le maire de B., habitué des détournements de fonds et des magouilles en tout genre, décide de se lancer dans la création d’un « Dracula Park » censé drainer du monde et redonner à la ville sa grandeur d’avant. 

En se réappropriant les codes de la littérature gothique, Dana Grigorcea propose une critique grinçante de notre société actuelle, en clivage total avec ses racines et ses valeurs, prête à se vautrer dans l’absurdité pour des fins vénales et consuméristes. Elle joue avec la rêverie diffuse, y mêlant une sourde colère et s’amusant à nous tenir en haleine en brouillant les pistes, nous emmenant dans des méandres fantasmagoriques et des décors mystérieux. L’ambiance désincarnée qui hante son roman se mêle aux perversions politiques modernes et c’est ainsi que, devant nos yeux, un monstre palpable prend forme sous les traits d’un vampire du XXIe, dont les canines et l’esprit sont émoussés par de pauvres manipulations bouffonnes et cupides.  

Son héroïne sent la morsure de la désillusion puis le feu de la fureur, qu’elle matérialise en pouvoirs évanescents. Impressionnable et rêveuse, elle se laisse posséder corps et âme par une entité dont on ne sait si elle est réelle ou imaginée. Lors de chasse à l’homme en chemise de nuit, elle explore sa force et sa sensualité en planant au-dessus des ruines et des friches de son passé, glissant sur des paysages à l’abandon marqués par le postcommunisme. 

À travers le mythe, l’autrice interroge sur la valeur des choses, leur préciosité fugace. Ceux qui ne meurent jamais est une chevauchée nébuleuse, où résonnent la fanfare des repas entre ami·es, la poésie bucolique de la nature laissée ensauvagée et la poussière dorée des souvenirs d’enfance.

Comme Dana Grigorcea l’écrit si bien « Nous nous retrouvions autour de la grande table, assis sur des chaises ou des tabourets, las, appuyés les uns aux autres et comme abîmés dans nos pensées — un tableau en clair-obscur » : son roman est une toile modelée à partir de dualité intrinsèque, dont ressort l’éclat de la mélancolie et l’ironique bouffonnerie formant l’adage de notre société contemporaine.

« – Regarde en bas, regarde, lui disais-je, regarde un peu ce que tu as fait  !

Il avait gardé les yeux bien fermés au début, et maintenant qu’il les avait ouverts, les larmes roulaient sur ses tempes, J’ignore si c’étaient des larmes de repentir ou des larmes de peur, ou si ses yeux pleuraient à cause de l’air que nous déplacions en volant. La longue mèche de cheveux qu’il plaquait sur sa calvitie flottait librement dans l’air.

Il avait cessé de geindre ou de m’implorer de le poser au sol. Il se contentait de s’agripper solidement à moi.
Au-dessous de nous, B., misérable, les ruines, les chemins tortueux, la vieille fabrique de tissage, la décharge d’ordures dans la forêt.
– Regarde en bas, criais-je, regarde !
– Oui, disait-il, je regarde. »

Traduit de l’allemand par Élisabeth Landes
Les Argonautes
276 pages
Caroline

À propos Caroline

Chroniqueuse

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